Propos recueillis par Jonathan Baudoin

L’implantation d’une puce dans le cerveau d’un être humain de la part de la société Neuralink, fondée par Elon Musk, fait couler beaucoup d’encre ces derniers jours. De quoi permettre à Musk de continuer de capter l’attention médiatique. Pour Feat-Y, le journaliste Olivier Lascar, auteur de Enquête sur Elon Musk, l’homme qui défie la science, cette nouvelle illustre la stratégie de Musk, qui consiste à malmener la méthode scientifique classique, d’une part, et à développer une « humanité à deux vitesses » d’autre part, dans une logique transhumaniste. Interview.

Feat-Y : Qu’est-ce que vous inspire l’annonce de l’implantation dans le cerveau d’un être humain d’une puce fabriquée par la société Neuralink, fondée et dirigée par Elon Musk, fin janvier ?

Olivier Lascar : Il en est beaucoup question parce que c’est Elon Musk, mais ce type de dispositif est déjà implanté par d’autres sociétés beaucoup moins médiatisées. En soi, ce n’est pas si novateur que cela. Il y a longtemps que des dispositifs électriques sont connectés aux cerveaux de personnes atteintes de maladies neurodégénératives. Il y a des gens atteints de la maladie de Parkinson qui sont traités par des électrodes depuis des décennies par exemple. 

Après, je suis étonné que Neuralink ait pu le faire. D’une part, ça veut dire qu’ils ont acquis un savoir-faire en neurologie de façon très rapide car la société n’est pas si vieille que ça. D’autre part, il y avait quand même beaucoup de plaintes qui ont été déposées contre Neuralink, notamment pour mauvais traitement d’animaux puisque les implants ont été testés de façon expérimentale sur des singes. Une organisation de médecins, le Physicians committee for responsible medecine – PCRM –, qui s’est procurée des emails d’échanges entre Neuralink et la fac de médecine où étaient pratiqués les tests – l’Université de Californie à Davis – qui montre qu’il y avait de la maltraitance envers les animaux. Ces plaintes pouvaient laisser entendre que ça allait retarder, a minima, la pose de l’implant par Neuralink. Je ne pensais donc pas que cela aurait lieu si vite.

Feat-Y : Est-ce que cette puce développée par Neuralink peut être efficace face à des maladies neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer ?

O.L : La maladie de Parkinson, que j’évoquais tout à l’heure, est déjà traitée via la pose d’implants qui sont des électrodes et non des puces. Alzheimer étant une maladie neurodégénérative, qu’on essaie de la traiter par cette voie-là ne me paraît pas extravagant. Même si, à ma connaissance, il n’y a pas de résultats pertinents qui aient été produits par la recherche scientifique avec ce type de dispositif. Mais qu’on souhaite aborder les problèmes des maladies neurodégénératives par le biais des implants, ça me parait légitime.

Feat-Y : Est-ce que cette nouvelle s’inscrit dans la lignée transhumaniste à laquelle Musk est apparenté ?

O.L : Elle l’est si on regarde les déclarations de Musk sur ce que pourrait faire l’implant Neuralink : il aborde le sujet en disant que sa société va, d’abord, traiter des maladies et ensuite, que sa technologie permettra à l’être humain d’accéder à des fonctionnalités qu’il n’a pas aujourd’hui. Musk, depuis le début, dit que l’implant permettra, demain, de voir des UV ou des infrarouges, de jouer aux jeux vidéo avec le cerveau, de télécharger sa mémoire. Ce type de projet s’inscrit clairement dans le transhumanisme. Mais où est l’expertise scientifique ? Il n’y a rien qui prouve, aujourd’hui, qu’il sera techniquement possible de télécharger des cerveaux ou de voir en ultraviolet. 

Ce questionnement illustre la méthode classique de Musk. Il vante, pour chacun de ses projets, qu’on soit dans le cerveau, l’espace, etc., un aspect science-fictionnel des choses. En l’occurrence, donner à l’être humain des capacités qui relèvent de Terminator ou de Robocop. Cela occupe le débat et lui permet d’avancer, à bas bruit, sur des sujets beaucoup plus concrets. En l’occurrence, il est en train de fournir une solution « sur étagère » qui pourrait être plutôt simple à poser pour appareiller des personnes malades ou handicapées. Encore une fois, décoder des signaux électriques produits par le cerveau, c’est techniquement possible, d’autres l’ont prouvé. Il y a beaucoup de start-up qui sont sur ce secteur et font des avancées très significatives, permettant de décoder la pensée des personnes quand elles pensent à épeler un mot. Potentiellement révolutionnaire pour des personnes ayant perdu l’usage de leurs membres, ne pouvant plus taper sur un clavier d’ordinateur, par exemple. Elles sont équipées d’un dispositif qui lit dans leur cerveau directement les mots auxquels elles pensent, pour pouvoir les restituer à l’écran de la machine, parce qu’elles sont équipées d’un système électronique directement branché sur les cerveaux.

Ces progrès-là existent, mais sont moins médiatisés que ne le sont ceux de Musk. Il faut faire la part des choses dans ses propos entre ce qu’il est en train d’essayer de faire tout de suite, tout à fait réalisable parce que d’autres le réalisent et sont déjà en avance, dans le travail de décodage du cerveau ; et ce qu’il promeut, à savoir un projet résolument transhumaniste dont on peut encore se demander s’il est possible techniquement. Neuralink est le projet le plus transhumaniste de Musk dans toute sa galaxie de réalisations. C’est son manifeste transhumaniste !

Feat-Y : N’y a-t-il pas un risque de dérive eugéniste en cas de généralisation d’implantations de puces Neuralink dans les cerveaux humains à terme ?

O.L : Je n’aurais pas utilisé le terme d’eugénisme. Je parlerai plutôt du risque d’une humanité à deux vitesses. Quand Musk dit « on va équiper les cerveaux de fonctionnalités qui permettront de contrôler les machines par la pensée », son projet n’est pas d’équiper monsieur et madame tout le monde. Son projet est d’équiper les happy few, qui ont suffisamment d’argent pour se payer ce type de techno. Même s’il communique, depuis le début, sur le fait que ce serait des opérations faciles d’accès, peu chères. Je pense que c’est faux. Cela restera très coûteux, très lourd, et si on essaye de suivre son scénario science-fictionnel, transhumaniste, cela ne sera accessible qu’à certaines catégories de la population. En l’occurrence, les gens qui lui ressemblent ou du moins qui ont un carnet de chèques aussi garni que le sien. Voici les futurs « homo transhumanicus », si on peut dire. Des gens qui contrôlent les machines par la pensée, ce sera pour une partie de la population. Pas la population entière.

Parler d’eugénisme, c’est dire qu’avec l’avènement de Neuralink certaines catégories de la population pourraient disparaître, le monsieur et madame tout-le-monde avec un cerveau 100% humain. C’est aller trop loin, à mon avis. Je ne pense pas que ce soit un risque tangible. Par contre, le risque tangible serait de voir encore plus la société se fracturer, se balkaniser en plein de strates et de sous-strates. Il y aurait des gens équipés, formant une minorité, et des gens qui ne le seraient pas.

Feat-Y : Vous avez consacré un livre-enquête sur Musk en 2022. Estimez-vous qu’il a franchi de nouvelles étapes depuis la parution de ce livre ?

O.L : Musk a fait des progrès sur plusieurs champs, mais pas tous. Sur la voiture 100% autonome, ça fait tous les ans qu’il annonce qu’elle va arriver à Noël prochain. C’est du running gag chez lui. Dans le domaine de l’espace, quand mon livre est sorti, la super-fusée Starship, celle qui est destinée à aller sur Mars, n’avait pas encore tiré. Depuis, il a procédé à deux lancements de Starship qui ont explosé. Les médias généralistes interprètent cela comme un échec, alors que c’est une démonstration de sa méthode, qui est une succession de tests, de crashs, de corrections. Mais Starship a été tiré. Concernant Neuralink, il y a ce progrès qu’est la pose d’une puce sur un être humain. Ceci étant dit, l’un des problèmes avec Musk est qu’il malmène la méthode scientifique. Elle consiste à faire des écrits, des publications scientifiques publiées dans la presse scientifique et validées par les pairs. Lui, il ne fait pas ça du tout. La méthode scientifique classique est discutée. Mais une chose est sûre, elle permet de produire de la science solide en mettant sur la table la réalité des avancées scientifiques. Avec Musk, il nous met dans une situation où on est obligé de le croire sur parole. Il dit : « On a équipé le premier être humain ». Quelle sont les caractéristiques de cet individu ? Est-ce qu’il souffre d’une maladie X ou Y ? Quel âge a-t-il ? Quel est son état de santé ? Comment se comporte-t-il aujourd’hui ? Etc. Pas de réponses…

Vu la méthode Neuralink, s’il y a eu une pose sur un patient humain, il y a gros à parier qu’on en saura un peu plus quand Musk fera publier une vidéo sur YouTube, comme il l’a fait dans le passé avec ses cochons et le singe, pour donner davantage d’infos sur la personne opérée. En revanche, et espérons que cela n’arrivera pas, si celle-ci meurt dans les trois mois, il sera moins enclin à communiquer… Il faudra bien pourtant que l’on sache ce qu’est devenue cette personne ! Musk s’est mis dans un angle mort, dans un cul-de-sac : il faut qu’il aille au bout de sa « démonstration » et nous en dise plus sur ce premier patient.

En tout cas le feuilleton n’est pas fini. Il est bien représentatif de la méthode Musk : tout est dans l’art de la narration. C’est ce que j’ai essayé de décrire dans mon livre et, s’il y a eu des avancées dans les différentes activités de Musk depuis sa sortie, rien n’a fondamentalement changé.

Olivier Lascar est journaliste, rédacteur en chef digital de « Sciences et Avenir ». Il est l’auteur de Abysses, l’ultime frontière (Alisio, 2023) et Enquête sur Elon Musk, l’homme qui défie la science (Alisio sciences, 2022)