Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Et si c’était aux entreprises de prendre à bras le corps la transition écologique ? Cette question permet de mettre la focale sur les entreprises et donc la production, au lieu de s’axer sur les consommateurs. Pour Feat-Y, l’entrepreneur Yannick Chamming’s souligne combien les entreprises, notamment les plus petites, ont intérêt à prendre de plus en plus conscience de leur rôle dans la transition écologique et que cela leur permet d’être en mesure de réaliser leur objectif de pérennisation de leur activité. Interview.

Feat-Y : Qu’est-ce qui vous a convaincu à investir dans Team for the Planet ?

Yannick Chamming’s : Team for the Planet est un projet qui s’est lancé fin 2019, au moment où je cédais mon entreprise. À cette époque, je m’intéressais d’assez loin aux sujets d’environnement et de climat, sans avoir pleinement conscience de l’ampleur et de l’urgence de l’enjeu. Quand j’ai vu passer le projet Team for the Planet, très axé sur l’entrepreneuriat, l’innovation, cela m’a paru intéressant. J’ai trouvé très intelligent l’idée d’utiliser ces outils de notre société actuelle et de les détourner pour les flécher sur l’enjeu environnemental. Cela m’a amené à regarder de plus près ce sujet, à prendre conscience de l’ampleur et de l’urgence du dérèglement climatique. Je me suis alors senti légitime et compétent, au travers de mon expérience entrepreneuriale d’ancien dirigeant, à pouvoir agir sur ces thématiques. 

Tout cela combiné fait que j’ai regardé le projet en détail, fait un audit complet, et j’ai vu qu’il était solide, bien ficelé, très malin. Cela m’a convaincu de m’engager dans ce projet.

Feat-Y : Estimez-vous que le technosolutionnisme permettra, à lui seul, de parvenir à une bascule dans la transition écologique ?

Y.C : Comme j’ai parlé d’innovation tout à l’heure, je précise qu’il ne s’agit pas uniquement d’innovation technologique. Par définition, l’innovation consiste à inventer quelque chose de nouveau. Cela peut être une innovation de modèle économique, une innovation d’usage, une innovation technologique, etc…

De mon point de vue, le technosolutionnisme est une illusion. Cela ne veut pas dire que les innovations technologiques ne peuvent pas contribuer à aller dans le bon sens. Je pense qu’il en faudra pour accompagner au mieux la transition, mais ce n’est qu’un élément parmi beaucoup d’autres. Par contre, le technosolutionnisme qui consiste à croire que la technologie est LA solution et qu’on peut se permettre de ne rien changer à notre mode de vie, à notre fonctionnement, en comptant exclusivement sur la technologie pour résoudre les problèmes, c’est une illusion dangereuse, à mon avis, car elle amène à s’enfermer dans une forme de passivité, à éviter de se poser les questions fondamentales sur ce qui nous a amené à cette crise environnementale majeure.

À mon sens, l’élément fondamental est de repenser en profondeur le fonctionnement de notre modèle de société par rapport à l’enjeu auquel nous sommes confrontés. Vouloir rester dans une logique de développement infini dans un système fini, il me semble assez évident que cela ne peut pas tenir, et espérer que la technologie seule nous permettra de maintenir cette logique sur le long terme me semble être un pari extrêmement risqué.

Feat-Y : Est-ce que restructurer la gouvernance des entreprises dans un objectif de réorientation des objectifs, en incluant davantage de RSE, peut permettre d’avancer vers la transition écologique ?

Y.C : Je pense que la gouvernance est un support essentiel à l’orientation de l’entreprise. La gouvernance est au service de l’entreprise et de son intérêt social, qui est bien plus large que l’intérêt des actionnaires, en englobant notamment la pérennité long terme de l’entreprise ou le respect de toutes ses parties prenantes. 

Ma perception est que l’entreprise, et plus largement l’économie, n’aura pas d’autre choix que de se plier à des règles qui sont des règles physiques. On a des ressources finies, une capacité d’accès à l’énergie qui est finie, et notre planète a une capacité de régénération des ressources qui est limitée. On aura beau se voiler la face, à un moment donné, nos entreprises quelles qu’elles soient, seront contraintes par ces limites finies. Soit, on ne s’y intéresse pas, on décide de regarder ailleurs, on ne se pose pas de question et on continue de fonctionner dans une logique d’économie extractive qui consomme plus de ressources qu’elle n’est capable d’en régénérer ; et à un moment donné on va se prendre le mur. Soit, on en prend conscience, on regarde en face et on voit comment on peut faire progressivement évoluer le fonctionnement de l’économie pour s’inscrire dans cet enjeu. Je suis persuadé que ce sont les entreprises, leurs dirigeants et leurs instances de gouvernance, qui font le choix de regarder la réalité en face, et d’ajuster leur stratégie en conséquence, qui sauront le mieux s’adapter et assurer la pérennité long terme de leurs entreprises. Quand une réalité s’impose à vous, il est toujours plus judicieux d’en tenir compte et de s’adapter en conséquence, plutôt que de l’ignorer et de faire comme si celle-ci n’existait pas.

La théorie du donut, qui a émergé il y a quelques temps, consiste à se reposer la question : « comment fait-on entrer le modèle économique en respectant un plancher social minimum vis-à-vis des besoins de l’être humain et en n’allant pas au-delà d’un plafond maximum qui correspond aux limites planétaires ? » À partir du moment où dirigeants et conseils d’administration raisonnent comme cela, ils remettent en cause fondamentalement le modèle économique de leurs entreprises. 

C’est une démarche du même ordre qu’un pivot stratégique d’entreprise. Cela consiste à prendre conscience que son modèle économique va dans le mur, mettant en cause la pérennité long terme de son entreprise. C’est accepter de prendre le risque de changer, fondamentalement, son modèle économique pour quelque chose de nouveau, qui est certes incertain, mais qui va dans la bonne direction. Cela ne peut se faire qu’à partir du moment où la direction d’entreprise est totalement engagée dans cette démarche et peut compter sur un support inconditionnel du board pour embarquer toutes les parties prenantes, notamment les actionnaires. C’est là que la gouvernance a un rôle clé à jouer. À la fois pour aider les dirigeants à prendre conscience de cet enjeu de transformation, mais aussi accompagner ceux qui en ont pris conscience, à initier cette transformation en profondeur, en assurant un soutien sur le long terme parce que c’est quelque chose qui ne peut se faire que sur le temps long.

Feat-Y : Est-ce que les PME/PMI, qui forment la grande majorité des entreprises en France, sont plus à-mêmes de parvenir à opérer une transition écologique que les grandes firmes selon vous ?

Y.C : La plus grosse difficulté pour les PME par rapport aux grands groupes est l’enjeu de faire tourner sa boite au quotidien, en étant en permanence sous pression. J’ai été dirigeant de PME, et je sais que quand on est préoccupé par le quotidien, il est très difficile de prendre le recul nécessaire face à cet enjeu de transition. On pourrait rapprocher cela de la pyramide de Maslow : quand on est focalisé sur des enjeux de trésorerie, de fonctionnement au quotidien, c’est difficile de lever le nez du guidon pour avoir cette vision-là. Pour les grands groupes, ça devrait être plus facile de prendre le recul nécessaire et d’allouer des ressources pour traiter ce genre de sujets et de mettre des moyens pour les traiter.

Pourtant, ça n’est pas réellement le cas, et cela tient je pense au leadership et à la capacité de remise en cause qu’ont le plus souvent les dirigeants de PME. Les PMEs sont en général beaucoup plus agiles que les grands groupes. Les dirigeants de petites structures ont beaucoup plus l’habitude de piloter leurs entreprises dans un environnement incertain, ce qui nécessite de s’adapter en permanence, de savoir réagir vite, et d’accepter de se remettre en cause. 

Ainsi, les PME/PMI sont beaucoup plus en capacité d’effectuer ce pivot de transformation que j’évoquais précédemment, à partir du moment où leurs dirigeants ont pris conscience de l’enjeu et de la nécessité à transformer pour en faire une priorité stratégique. Je parlais de pivot d’entreprise tout à l’heure. On voit plus facilement des start-ups, des PME pivoter par rapport à un modèle économique que des grands groupes qui ont du mal à innover, à se repenser et à se transformer. Je crois donc plutôt à la capacité des PME/PMI ou ETI à opérer cette transition. L’enjeu étant d’arriver à aider leurs dirigeants à prendre conscience de l’enjeu et d’en faire une priorité.

Feat-Y : Envisagez-vous d’investir ou d’apporter un soutien ponctuel dans d’autres projets en faveur de la transition écologique à l’avenir ? Si oui, ce serait sur quels critères ?

Y.C : Aujourd’hui, je m’investis dans plusieurs projets. Notamment plusieurs start-ups tournées vers les enjeux environnementaux. Par exemple Inovaya, qui est axée sur l’accès à l’eau potable. Bedycasa au sujet de l’hébergement éco-responsable. Keenest qui est une plateforme facilitant le financement de Greentech et de Climatetech.

À côté de ça, je suis activement impliqué dans l’association APIA (Administrateurs Professionnels Indépendant Associés), qui fédère en France les Administrateurs Indépendants pour les PMEs et les ETIs. Au sein d’APIA, j’accompagne la prise en compte des enjeux environnementaux dans le rôle des Administrateurs Indépendants auprès des dirigeants qu’ils accompagnent. 

L’objectif est qu’APIA soit en capacité d’apporter aux PMEs et ETIs des Administrateurs formés aux enjeux environnementaux, à-mêmes d’accompagner les entreprises dans leur transformation. En intervenant au sein d’APIA, mon impact est démultiplié au travers des autres membres, tous administrateurs dans une ou plusieurs entreprises. 

Nous intervenons notamment en lien avec la Convention des Entreprises pour le Climat (CEC), qui adresse ce sujet auprès des dirigeants, en les accompagnant sur la prise de conscience des enjeux environnementaux, puis sur l’établissement d’une feuille de route de transition pour les entreprises. APIA met alors à leur disposition des Administrateurs Indépendants formés à ces enjeux, à même d’accompagner le déploiement et le suivi sur le temps long de cette transition. 

Feat-Y : Que répondez-vous à des personnes estimant que la « croissance verte » serait illusoire ?

Y.C : Cela dépend de ce que l’on met derrière le terme de « Croissance ». Personnellement, je suis assez en phase avec le fait que la croissance économique pour la croissance économique n’est pas compatible avec l’enjeu écologique auquel nous sommes confrontés. Si l’on se dit que la « croissance verte », c’est maintenir un niveau de croissance économique tout en trouvant des solutions pour répondre à l’enjeu écologique, c’est illusoire et cela se rapproche à mon sens du technosolutionnisme dont nous avons parlé précédemment. C’est se dire qu’on va pouvoir continuer à développer une activité économique, produire plus, et que dans le même temps, on va trouver des technologies qui nous permettent de répondre à l’enjeu écologique. 

Ceci dit, la croissance n’est pas forcément une augmentation de l’activité économique, au sens du PIB. La croissance peut être qualitative, une croissance de bien-être, ou une croissance de pérennité. J’ai tendance à substituer au terme de croissance celui de performance. L’enjeu est de savoir comment au niveau de l’entreprise, concilier performance et durabilité. Performance ne voulant pas dire forcément croissance économique, mais plutôt la capacité à viabiliser, à pérenniser, sur le long terme, une entreprise. Par exemple, Sophie Robert-Velut, dirigeante des laboratoires Expanscience a fait récemment une intervention dans laquelle elle annonçait que son entreprise, qui développe les produits de la marque Mustela, va arrêter la production de lingettes jetables à l’échéance de 2027-2028. C’est une activité de cœur de métier pour Expanscience, profitable, et qui représente actuellement 20% de leur chiffre d’affaires. Ils ont décidé d’arrêter parce qu’ils ont identifié que c’était une activité destructrice au vu des enjeux environnementaux. Quelque part, ils coupent une partie de la croissance. La question est plutôt de trouver comment intégrer ce type de décision dans un modèle économique permettant à l’entreprise de se pérenniser en capitalisant sur des activités qui ne sont pas impactantes.

A mon sens, c’est ce type de raisonnement qu’il faut avoir. Qu’on sorte de la logique « il faut faire de la croissance économique ». En fait, le rôle des dirigeants et des instances de gouvernance est avant tout de pérenniser l’activité de l’entreprise, et s’assurer de sa durabilité. Cela passe par la prise en compte des enjeux environnementaux auxquels on contribue, positivement ou négativement. 

Pour illustrer concrètement cette thématique de la « croissance verte », si je prends l’exemple du dérèglement climatique lié aux émissions de gaz à effet de serre. Le PIB mondial a augmenté de 3% en 2023. Sur la même période, les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté d’environ 1,3%. En première approximation, on peut se dire qu’il y a donc bien optimisation de la croissance économique par rapport à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, mais c’est loin d’être suffisant par rapport à un enjeu pour rester dans les limites de viabilité de notre planète, pour lequel il faudrait une baisse de nos émissions de 5% par an. Au travers de cet exemple, on voit bien que l’enjeu est tel qu’il faut probablement passer par une réflexion différente sur ce qu’on met derrière le mot croissance. Car si on se limite à la croissance économique, on n’arrivera jamais à un niveau de découplage suffisant pour rester dans les limites de viabilité planétaire. Et encore cela ne concerne qu’un exemple. On peut appliquer le même raisonnement aux autres limites planétaires : pollution, destruction de la biodiversité, exploitation des ressources, etc…