Rustine Ecrit par David Xoual

« T’as qu’à dire vingt francs… Oui, vingt euros… Oui, je sais, on dit pas vinte… C’est bradé ?… De toute façon, pour ce que j’en fais… C’était pour toi et tes cousins que je l’avais acheté… Tu te souviens ?… Mais l’annonce, elle va paraitre où que tu dis ?… Et les gens, comment ils vont la voir ?… Comme ça ?… Sur leur machine ? Hein ? Oui, leur ordinateur… T’as pas besoin de sous pour l’annonce ?… C’est gratuit ? Ah, c’est bien… Bon bah, merci mon gamin… Tu viendras voir papy ? Ça fait longtemps… Oui, les études… Mais papy, il n’est pas éternel, tu sais… Bécot mon kinkin ! »

Emile Bodart resta un long moment à écouter les tonalités marquant la fin de la communication. Assis dans son fauteuil, il reposa le combiné sur le cadran rotatif, referma délicatement son petit carnet d’adresses jauni et se releva, la main tremblante posée sur le guéridon. 

Dans le couloir menant au jardinet, Emile Bodart observa les tableaux en point de croix, derniers vestiges de sa défunte épouse. Les Glaneuses de Millet semblaient se courber sur son passage tandis que L’Homme au turban rouge le fixait, impassible et inquiétant. Emile Bodart n’avait jamais apprécié l’autoportrait de van Eyck. « Il me fiche la frousse », disait-il à sa femme. « Un sacré soldat ! T’as peur d’une peinture ? » lui répondait-elle en se moquant avec gentillesse.  

Dehors, le crachin de novembre avait tiré son rideau sur cette morne journée. Emile Bodart se dirigea vers le potager au fond du jardin. Son coin de paradis. Un lopin de terre contre la solitude. Derrière la haie de thuyas, délimitant la fin de l’Eden, se dressaient les barres grises du quartier du Chemin Vert. Emile Bodart entendit les scooters vrombir, et les hurlements de voix en pleine mue : « Ferme-là ! Je vais te niquer ta race ! » Il soupira et fila dans sa cabane. Les pieds fanés de tomate n’attendaient plus qu’à être jetés au compost. Il faudrait aussi penser à semer le cerfeuil et protéger les carottes, se dit-il à voix basse, le souffle court. 


« Une noisette ! Un express ! Eh, le patron veut son welsh ! » A 90 kilomètres du jardin d’Emile Bodart, Wakil se démenait avec une pile d’assiettes crasseuses et collantes. Le service du midi touchait à sa fin. Il lui faudrait encore nettoyer les derniers couverts maculés de sauce durcie, la friteuse et son bain d’huile trouble, les casseroles, les fours… Puis, passer la serpillère en prenant soin de rendre leur éclat aux joints noirs comme du charbon. A ce moment-là, il pourrait sortir les poubelles, allumer une cigarette et rentrer chez lui jusqu’au service du soir. Et rebelote. 

Adossé au mur de la remise, Walik admirait les ronds de fumée sortant de sa bouche en cul de poule. « A ce soir ! » lança un jeune homme en grimpant sur son vélo. « A ce soir Abdou ! » répondit Wakil. La nuque raide, il se frotta le crâne et empoigna son sac avant de se diriger vers le centre-ville. 

A l’intérieur du cyber-café composé de trois ordinateurs hors d’âge et d’une cabine téléphonique, le patron s’affairait à trouver un paquet parmi la montagne de colis qui s’amoncelait sur le comptoir. « Vous m’avez dit quel nom ? demanda le gérant. Dufar ?

– Dufour ! répondit une dame, fraichement permanentée. 

– Dufar… alors…

– Dufour ! l’interrompit-elle. 

– Dufour… Alors… voyons voir… Tiens, le Walid ! Comment qui va ? lança-t-il en entendant la porte tinter. 

– Salut José, ça va et toi ? Je peux aller sur Internet ? demanda timidement Wakil.

– Ouais, prends le poste 3. Il marche mieux…

– Vous en avez encore pour longtemps ? Je vous signale que j’étais là avant lui, grogna la dame, le regard noir de mascara. 

– Doucement madame, je fais ce que je peux. Vous verriez le nombre de colis que je reçois. Il est comment votre paquet ?

– Comment ça ?

– Bah, c’est gros ? C’est un objet ? Un livre ? Des habits ? C’est Chronopost ? 

– Non, mais de quoi je me mêle ? C’est personnel. »

Tandis que José et Madame Dufar, pardon Dufour, continuaient d’échanger des amabilités, Wakil décortiqua les annonces, le doigt sur la molette de la souris à bout de souffle. Les pages défilaient sur l’écran. Vend imprimante laser. Sommier à lattes pour deux personnes. A vendre : petit broc en verre ciselé. Escabeau télescopique excellent état. Perceuse à percussion jamais utilisée. Soudain, le regard de Wakil se figea, l’index en suspension.

Bateau gonflable

Très joli petit bateau gonflable. Bon état. Avec deux pagaies. Je ne souhaite être contacté que par téléphone.

Emile Bodart

43, rue de Wissant

62200 Boulogne-sur-Mer

Tél : 03 28 34 53 36


Sur la toile cirée de la table de la cuisine, Emile Bodart avait disposé les tasses pour le café, et une boite en fer bleu renfermant des biscuits. A chaque fois, c’était le même rituel. Le nez collé à la fenêtre, il scrutait la rue, à la fois inquiet et impatient de voir arriver son visiteur. Depuis quelques années, il attendait chaque visite avec fébrilité. Des visites de plus en plus rares. Les gens étaient pressés. Il fallait courir à droite à gauche, respecter les délais, comme lui avait-dit le nouveau facteur en lui remettant son courrier en vitesse. Il y a des années, l’employé des PTT s’arrêtait un moment pour discuter autour d’une chopine. Aujourd’hui, la cuisine d’Emile Bodart n’accueillait plus grand-monde, hormis à la période des calendriers où pompiers et policiers s’octroyaient quelques instants de conversation avec le vieil homme. 

 « Rentrez monsieur, allez-y ! Vous prendrez bien un café pour vous réchauffer ? demanda Emile Bodart. 

– Merci monsieur, répondit Wakil en observant les photos trônant à côté du poste radio.

– Mes petits-enfants et là c’est mon fils et ma fille, expliqua le vieil homme. Alors, comme ça, vous êtes intéressé par mon bateau ?

– Oui.

– C’est pour vos enfants ?

– Oui, pour mon fils.

– Ah, bah il va être heureux le gamin. C’est bien ! fit Emile Bodart, la cafetière tremblant dans sa main. 

– Vous voulez que je vous aide ?

– Merci, c’est gentil. Alors, vous venez d’où ?

– De… de Bray-Dunes, bafouilla Wakil.

– C’est joli ce coin, y a une belle plage.

– Oui, très.

– Et vous vous appelez comment ? Je n’ai pas bien entendu au téléphone…

– Wakil…

– Cyril ?

– Wakil…

– Wa…

– Kil… Wa-kil… monsieur.

– Ca vient d’où ce prénom ? demanda Emile Bodart en ouvrant la boite de gâteaux. Tenez, prenez un petit biscuit.

– D’Afghanistan, monsieur. Merci. 

– C’est joli comme prénom. Vous venez de là-bas ?

– Euh… Non, mes parents sont nés là-bas.

– Ah, d’accord. »

Emile Bodart lui parla de sa passion pour les documentaires. « J’aime bien voir du pays, découvrir d’autres cultures… C’est comme le Tour de France, je regarde surtout pour les paysages… » En y repensant, il avait vu un reportage sur l’Afghanistan « à la sept, pas plus tard qu’hier », croyait-il se souvenir. « Y avait des gamins qui jouaient avec des cerfs-volants ! » Il avait trouvé ça « magnifique » et avait été surpris par la « splendeur » des montagnes. « Aux informations, ils ne montrent que la guerre », expliqua-t-il à Wakil. Ce dernier fixait l’horloge murale, écoutant d’une oreille distraite les histoires d’Emile Bodart. « J’aurais pu voyager, vous savez. J’ai travaillé près de quarante ans sur les docks. » Il cita les noms exotiques des paquebots et des porte-conteneurs qu’il avait dû décharger à bord de son Fenwick, « qu’il pleuve ou qu’il neige ! »

« Bon, c’est pas tout ça mais vous voulez peut-être voir le bateau ? » dit-il en se levant. 

Wakil suivit le vieil homme jusqu’à la remise au fond du jardin. « Vous voudrez peut-être quelques pommes-de-terre et des poireaux ? J’ai en ai beaucoup trop… » demanda Emile Bodart. L’homme acquiesça et sourit en pénétrant dans l’atelier où régnait une odeur de bois mouillé. Au milieu des vélos suspendus la tête à l’envers, des binettes et des pelles, Wakil observa le vieillard tirer une grande caisse poussiéreuse. « Voilà ! » dit Emile Bodart. Sur le sol s’étalait un étrange linceul jaune en vinyle. « Faudrait le gonfler pour voir… Tenez, vous voulez bien le faire ? » demanda le vieil homme. 

Wakil et Emile Bodart examinèrent le bateau gonflable posé sur la pelouse. « C’est bien pour deux gamins. Mais pas plus ! Avec mes petits-enfants, on allait en faire à Wimereux. Quand la mer était calme, bien sûr. Vous pêchez ? C’est bien aussi pour pêcher sur un étang… Tenez, les pagaies. Suffit de les glisser dans les arceaux. 

– Ok, monsieur.

– Alors, qu’est-ce que vous en dites ?

– Oui, très bien, fit Wakil en tendant le billet de vingt euros. 

– Merci, je suis content qu’il vous plaise… »

Wakil glissa la cagette de légumes et le bateau gonflable dans la fourgonnette. Il s’installa au volant, mis le contact et démarra, jetant un œil dans le rétroviseur. Emile Bodart était toujours là. Wakil le salua et le vit agiter sa main. Bientôt, il ne fut plus qu’un point à l’horizon avant de disparaitre au coin de la rue. 

Sur l’autoroute, alors que le grincement des essuie-glaces se mêlait aux rires de la radio, Wakil repensa à monsieur Bodart ; à sa silhouette voutée et pourtant si robuste, à sa voix qui n’avait plus l’habitude de parler, à son jardin délicatement entretenu, sa petite cuisine hantée par le silence. Le vieux l’avait accompagné jusque sur le trottoir, lui faisant l’historique du quartier à la manière d’un guide touristique. « Rentrez bien monsieur. Et revenez quand vous voulez ! » lui avait-il dit en lui serrant la main. 


Il faisait encore nuit quand Wakil et son ami Masoud se retrouvèrent sur la plage. Cachés derrière le blockhaus des Escardines couvert de graffitis, ils se chuchotèrent quelques mots au creux de l’oreille sous le regard imperturbable de la lune. Des nuages défilaient, éclairant par intermittence les vagues pleines d’écume de la Manche. On aurait dit qu’elles avaient la rage, pensa Wakil en enfilant son gilet de sauvetage. Le regard tourné vers l’horizon obscur, Masoud passa sa main sur son front tatoué de cinq étoiles vertes.  A cette heure-ci, impossible d’apercevoir l’Angleterre toute proche, constata-t-il avec inquiétude. Les deux hommes marquèrent une pause, l’oreille aux aguets, avant de trainer le bateau jusqu’au rivage. Tandis que Masoud grimpait dans l’embarcation, Wakil murmura quelques mots imperceptibles, les paumes tournées vers le ciel. 


Comme tous les jours, le réveil d’Emile Bodart rugit à six heures tapantes, faisant vaciller le verre d’eau où reposait son dentier. Le vieil homme ouvrit les yeux et chercha un coin de fraicheur pour sa jambe ankylosée. Pour la première fois depuis bien longtemps, il se souvenait des rêves de la nuit. Derrière ses paupières avaient défilé ses petits-enfants sur la plage de Wimereux, l’estafette du crêpier à Berk… Il s’était revu avec des cheveux, les siens, épais et grisonnants. Il s’était contemplé de loin comme on épit une voisine de serviette à la piscine. Il avait admiré ses gestes encore alertes, son corps de jeune retraité à nouveau capable de faire le clown sans souffrir. L’esprit tout à ces réminiscences, Emile Bodart mit plusieurs minutes à se dégager de la lourde couette. Et Mario, sourit-il, en revoyant le vendeur de chouchous et son panier en osier. A peine eut-il enfiler ses chaussons qu’il se rappela également les pleurs de son petit-fils, le bateau qu’il avait fallu…

« Vous êtes sur le répondeur du 06 12 44 27 38. Merci de laisser un message après le bip sonore.

– Bonjour monsieur Walid. C’est monsieur Bodart. Excusez-moi de vous déranger sitôt, c’est au sujet du bateau… J’ai oublié de vous dire… il y a une rustine sur la chambre à air. Mon petit-fils, il avait heurté un rocher. Rien de grave, hein. Mais, je préférais vous le signaler. S’agirait pas de vous éloigner trop de la plage… Enfin, vous allez pas traverser la Manche ! Au revoir, monsieur Walid. »

Voix Jean Vivier

Montage Feat-y, produit par Feat-y podcasts