« Une image vaut mille mots » a-t-on coutume de dire. Alors le dessin peut servir de porte d’entrée à la réflexion sur l’état de notre monde. Pour Feat-Y, le dessinateur Allan Barte, auteur de bandes dessinées, de romans graphiques, de dessins d’actualité publiés sur les réseaux sociaux, revient sur son parcours atypique dans le monde du 9e art, le degré d’influence auprès du lectorat par rapport à ses dessins d’actu, mais aussi alerte sur la difficulté qu’ont les dessinateurs, ces dernières années, à pouvoir vivre correctement de leur travail. Interview. 

Feat-Y : Vous êtes un dessinateur reconnu et vous avez un cursus en sciences politiques. Comment s’est opérée la bascule entre deux univers a priori opposés ?

Allan Barte : Alors, j’ai toujours dessiné, j’ai toujours apprécié ça, même si je n’avais pas de talent particulier. Je ne dessinais pas mieux que les autres, à l’école ou autre. J’ai toujours continué, tout en menant parallèlement des études. J’ai commencé avec du droit car je m’étais posé la question d’être un avocat, à un moment. Puis je me suis réorienté vers la communication politique. Après mon DESS, qui correspondrait aujourd’hui à un Master 2, en communication politique, j’ai cherché du boulot. J’ai galéré durant un an, sans trouver quoi que ce soit. Puis je me suis dit que c’était l’occasion de pousser un peu plus mon dessin et de tenter le coup. Je m’étais fixé une date et si au bout, cela ne marchait pas, je retournais dans les études. Finalement, ça a marché.

Feat-Y : D’où est venue l’inspiration menant à votre blog La vie du Lutin, marquant officiellement vos débuts dans le 9e art en 2005 ?

A.B : Comme j’étais parti dans une formation vraiment différente du dessin, je n’avais aucune base. Je voulais faire de ma faiblesse une force. Ce blog-là était une autofiction d’un gamin de 8 ans. Par conséquent, je pouvais dessiner très mal, faire des fautes d’orthographe, etc. sans que cela soit gênant. Au contraire, cela a donné de la crédibilité au truc. La base de la création était de jouer sur ma faiblesse. Puis c’était de l’humour, cela m’amusait de le faire.

Feat-Y : Dans quelle mesure parvenez-vous à mobiliser les connaissances que vous avez acquises dans vos études en sciences politiques dans votre travail de dessinateur ?

A.B : C’est compliqué de faire la part des choses parce que la politique a toujours été une passion pour moi. Cela peut paraître bizarre mais j’adore ça depuis tout petit. Je m’y toujours intéressé et c’est compliqué de faire une distinction très précise entre ce que j’ai acquis au cours des années et ma formation en communication. Je pense que cela m’a apporté un recul dans la façon de percevoir les infos politiques, en essayant de voir quelles sont les intentions derrière les effets d’annonce, des prises de parole, des discours, etc. Après, je ne sais pas quelle est la pertinence exacte du truc, ni si cela a réellement joué, mais cela participe d’une passion générale que j’ai pour la politique, la communication politique.

Feat-Y : Les dessins politiques que vous publiez sur les réseaux sociaux vous attirent de la renommée. Mais ces dessins ne risquent-ils pas de masquer les bandes dessinées que vous avez réalisées depuis vos débuts et de vous mettre seulement dans la case « caricaturiste » ?

A.B : C’est possible. Après, je n’ai pas une grande renommée en tant qu’auteur de BD. J’ai eu des succès d’estime. Je suis sûrement connu dans le milieu des auteurs de bandes dessinées, mais auprès du grand public, je suis relativement inconnu pour mes bandes dessinées non politiques, dirons-nous. Du coup, ça éclipse le travail fait par ailleurs, mais peut-être que si je ne faisais pas ce travail-là, je n’aurais pas forcément plus de succès avec mes autres BD.

Feat-Y : Est-ce que le roman graphique Napalm Fever, que vous avez réalisé en 2014, racontant l’histoire d’un journaliste communiste d’origine vietnamienne chargé de suivre les Viêt-Cong durant la guerre du Vietnam, est une manière de nouer un lien avec vos propres racines ?

A.B : Tout à fait ! Mon père est vietnamien. Il est arrivé en France à 17 ans. D’ailleurs, le personnage principal a le même prénom français que mon père. C’est un moyen de parler du Vietnam, un sujet qui me tient à cœur, sans que cela soit vraiment biographique. En tout cas, cela me tenait à cœur parce que je suis originaire de ce pays.

Feat-Y : En-dehors de l’actualité politique, quelles autres thématiques peuvent servir d’inspiration dans vos dessins, vos ouvrages (BD, romans graphiques) ?

A.B : Il y a plein de choses qui m’intéressent. Le cinéma, les séries. J’en regarde énormément. Il y a les jeux de rôle, auxquels je joue régulièrement aussi. Il y a les jeux vidéo. Je suis ouvert sur tout un tas de choses. Je peux en tirer quelques références, de temps en temps, dans mes dessins d’actu. En tout cas, j’ai plein de projets de bandes dessinées, qui tirent plus précisément leurs sources dans le monde fantastique ou autre.

Feat-Y : Est-ce plus difficile de réaliser des dessins satiriques depuis 2015, et sur quels points précisément serait-ce le cas ?

A.B : Je ne crois pas que cela soit plus difficile. Ça dépend sur quels points. Au niveau de la liberté, je ne crois pas que ça joue réellement. Je pense, au contraire, qu’il est plus difficile, aujourd’hui, de critiquer les dessinateurs de presse que ça ne l’était avant ces événements de 2015. Cependant, il y a une précarisation des dessinateurs de presse qui sont de moins en moins utilisés, qui ont des conditions de travail compliquées. De façon plus générale, le métier est plus compliqué qu’avant, surtout pour des raisons financières.

Feat-Y : Avez-vous subi des difficultés, voire de la « censure » par rapport à certains dessins ? Si oui, pour quelles raisons et quelles en furent les conséquences sur votre travail ?

A.B : C’est compliqué de savoir pour moi, parce que je travaille principalement sur les réseaux sociaux. Du coup, je n’ai pas de compte à rendre à qui que ce soit. Je peux difficilement être censuré. Il y a peu de formes de censure, mais je n’ai pas de hiérarchie à qui rendre des comptes et qui me dirait : « Telle ou telle chose, tu ne le fais pas ». Après, est-ce que cela m’a enlevé des opportunités dans le monde de la bande dessinée, de façon régulière, c’est possible. C’est vrai que j’ai une image qui m’est attachée. Je ne suis pas sûr que cela ait réellement joué.

Après, de façon plus détournée, il y a des complications. Je me suis fait par exemple pirater mon compte Twitter et quelqu’un a effacé trois ans d’activité, de dessins, sur mon compte Twitter. De toute évidence, c’était à des fins politiques.

Feat-Y : Estimez-vous être devenu influent politiquement avec vos dessins critiques envers les pouvoirs, à la manière de dessinateurs, de journaux ou d’émissions satiriques comme par exemple Les Guignols de l’info ?

A.B : L’audience n’est pas du tout la même. Cela reste relativement restreint. Les Guignols pouvaient toucher des millions de personnes. Moi, si je cumule mes différents réseaux sociaux, j’arrive à environ 200.000 personnes. Ce ne sont pas les mêmes proportions. Je ne sais quelle est l’audience réelle car avec les algorithmes, on peut avoir des gens qui vous suivent et qui, pourtant, reçoivent peu d’informations ou de nouvelles, même quand on poste régulièrement. Je ne suis pas très porté sur les statistiques. Je regarde assez peu cela. Je ne peux pas vraiment le mesurer. De toute façon, j’ai une envie de faire ce travail pour moi, pour les gens qui sont autour de moi, puis pour ceux qui me suivent. Mais je n’ai pas d’idée particulière de l’influence que cela a, de façon plus générale.

Feat-Y : Est-ce qu’un dessinateur arrive à pouvoir mieux vivre de son métier aujourd’hui que lors des années 2000 et si ce n’est pas tellement le cas, quelles solutions seraient à développer ?

A.B : C’était compliqué, financièrement. Si on parle de la bande dessinée, il y a eu un âge d’or allant des années 70 aux années 90. À partir des années 2000, il y a eu un petit effondrement du niveau de vie des auteurs de BD. Je suis arrivé un peu après la vague. C’était encore le moment où on pouvait avoir de chouettes opportunités, mais c’est très compliqué, actuellement. J’ai dû m’orienter vers d’autres moyens, notamment via les réseaux sociaux et l’appel à la participation financière, au soutien des lecteurs, directement.

Feat-Y : Quels conseils donneriez-vous à une personne désireuse de se lancer dans le dessin mais ayant un parcours atypique, semblable au vôtre ?

A.B : Ça dépend de ce qu’il a envie de faire. En tout cas, s’orienter vers ce qu’on a envie de faire. Si on fait ce qui nous semble être attendu, cela devient vite compliqué. On peut essayer de voir un peu les tendances, ce qui se fait sur la bande dessinée, et de voir s’il y en a une qui nous parle, qui nous semble familière, qui pourrait nous plaire. Développer son style personnel n’est jamais une erreur. Si on a envie de développer un univers, une façon de voir les choses, il y a de fortes chances qu’on trouve un public qui a envie d’en savoir un peu plus et de regarder ça, quoi.

Ensuite, pour le dessin d’actu, je crois qu’il faut travailler régulièrement. C’est vraiment ce qui marche sur les réseaux sociaux. Je pense que c’est la régularité, avant tout, de façon à ce que les gens puissent se familiariser avec vous, créer une sorte de rendez-vous entre soi et les lecteurs. Qu’on puisse se retrouver régulièrement. C’est ce qui permet, je crois, d’avancer. Enfin, travailler régulièrement pour progresser.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin