Lancer un média axé sur l’écologie en pleine période de crise sanitaire, un défi qui ne fait pas peur à Jean-Paul Deniaud, cofondateur de Pioche magazine. Pour Feat-Y, le journaliste explique les raisons menant à lancer Pioche ! ainsi que la ligne éditoriale, centrée sur les initiatives locales, les personnes qui les réalisent, de faire un journalisme « passeur d’enthousiasme » auprès d’un lectorat sensible à des sujets de proximité, puis « désacraliser » une thématique parfois vue comme militante, universitaire ou catastrophiste. Interview.
Feat-Y : Quelles ont été les sources de motivation pour lancer Pioche magazine ?
Jean-Paul Deniaud : Les sources d’inspiration sont multiples. La première, c’est l’importance de l’enjeu écologique aujourd’hui. Une prise de conscience relativement ancienne, que ce sujet est essentiel et qu’il faut pouvoir en parler le plus possible. J’avais commencé à mettre en avant, de manière personnelle, depuis un moment dans mon ancien travail puisque j’étais rédacteur en chef d’un magazine autour des musiques électroniques, de la culture, de la société, qui s’appelle Trax. J’ai fait ce métier pendant sept ans. C’est au sein de ce magazine que j’ai commencé à développer le sujet de l’écologie, via le prisme des musiques électroniques car, avec les festivals qui sont associés, c’est une culture qui est un peu à l’avant-garde des thématiques sociétales en général (féminisme, diversité, inclusion, écologie). Assez tôt, dans les pages de Trax, il y a des textes, des articles, des portraits, des enquêtes, des reportages qui avaient trait à l’écologie, en parlant de festivals, d’artistes, etc. C’est un sujet que je poussais dans mon ancienne rédaction.
Au fur et à mesure, je voulais pousser cette idée plus loin et je voulais construire un média dédié à l’écologie, un peu différent de ce qui existait à l’époque. C’est une autre source de motivation. C’est se rendre compte la presse écologique n’est pas forcément destinée à tous, que c’est parfois un peu trop militant ou un peu trop universitaire ou un peu trop dramatique, catastrophiste. Et pour que le message de l’écologie soit le plus diffusé possible, on a peut-être besoin d’un média qui en parle d’une manière plus dynamique, plus positive, plus enthousiaste. C’est le journalisme qu’on faisait chez Trax. Je me suis dit qu’il serait assez puissant de faire un média qui utilise le journalisme culturel, qui est un journalisme passeur d’enthousiasme, pour des sujets écologiques et pouvoir parler d’écologie comme on pouvait parler de culture auparavant, c’est-à-dire mettre en avant des projets, des collectifs, des personnes qui se bougent en France, près de chez soi, à Paris, dans les régions, en dressant des portraits, en leur faisant parler, en transmettant notre envie que ces projets grandissent. C’est comme ça que l’idée de Pioche ! est née en mai 2019 puis on s’est lancé à 100% pour Pioche ! en mai 2020, à la faveur du Covid. On a quitté nos tafs, avec mon collègue Calixte de Procé, et on a décidé de monter Pioche ! en mai 2020 pour lancer le site en septembre-octobre 2020.
Feat-Y : Considérez-vous que l’écologie et ses enjeux subissent une sous-médiatisation de la part de la presse mainstream ? Si oui, pour quelles raisons ?
J-P.D : On en parlera jamais assez. Il y a une sous-médiatisation. Mais on voit que le sujet est relativement couvert, davantage qu’il y a deux ans. J’assiste, avec bonheur et joie, à un développement des médias sur l’écologie, même en presse locale. Ça devrait être au cœur des lignes éditoriales. On devrait presque inverser la question. Plutôt que d’avoir un prisme politique ou culturel pour parler de société, l’idéal serait d’avoir un prisme écologique pour traiter l’ensemble des sujets. Je pense que c’est cela qui manquerait aujourd’hui. Plutôt que prendre l’écologie comme un sujet, il faudrait en faire une grille de lecture pour voir le monde et discuter d’industrie, de commerce, d’enjeux de société, de vivre ensemble, d’urbanisme, de culture, etc. Je pense que c’est ça qui fait encore défaut, pour beaucoup, même si on sent que dans les questions des journalistes, c’est de plus en plus présent et important.
Feat-Y : Vous indiquez avoir réfléchi, avec votre cofondateur, au lancement de Pioche durant l’été 2020, en pleine crise sanitaire. Cette crise est-elle une traduction des effets du changement climatique selon vous ?
J-P.D : La plupart des scientifiques, associations, ONG, montrent que si on ne connaît pas la source exacte du virus, on peut tout à fait affirmer que sa propagation, aujourd’hui, est liée fortement à l’impact de l’homme sur l’environnement. L’accélération des déplacements à travers le monde, la restriction des zoonoses, à savoir l’espace de vie des animaux dits sauvages en réduction, via la déforestation, l’avancée de l’homme sur la nature, font que les virus provenant du monde animal sauvage circulent plus facilement vers les animaux domestiques, les animaux d’élevage, puis vers les hommes. Il y a un impact sanitaire clair de l’homme par rapport aux différentes épidémies.
C’est aussi un lien, via la circulation des hommes à travers le monde, vers une diffusion exceptionnellement rapide du virus. On a aussi vu que le virus fait plus de mal aux populations qui sont les plus en danger socialement, qui sont les plus pauvres. Le mode de vie qu’on a instauré depuis 200 ans fait qu’on créé aussi des ghettos sanitaires.
Feat-Y : Estimez-vous, en lançant ce journal, être en mesure d’attirer un lectorat populaire, tant le cliché sur l’écologie qui serait une affaire de bobos, a la vie dure ?
J-P.D : C’est un peu tout l’enjeu de désacraliser le thème de l’écologie pour aller chercher des lecteurs qui vont être sensibles à ce sujet-là, mais pas forcément lecteurs assidus ou fervents d’une presse spécialisée. Le but, avec la façon qu’on a de parler d’écologie chez Pioche !, c’est plutôt de parler d’hommes et de femmes, de projets, d’initiatives, d’œuvres d’art qui peuvent intéresser tout à chacun, un large public, parce qu’ils sont en région, que c’est une initiative dans laquelle ils se reconnaissent, qui peut être utile pour nos lecteurs, qui peuvent les intéresser si ce sont des œuvres d’art pour lesquelles ils peuvent être curieux.
C’est tout l’enjeu de Pioche ! que d’aller chercher un public nouveau et peut-être plus populaire. Je ne sais si ce serait populaire dans le sens sociologique du terme, mais en tout cas un public plus large, c’est certain. C’est par le biais des gens, de ce qu’ils font, de leur histoire car ce sont souvent des histoires de reconversion, de choix de vie, de changement de vie, qui peuvent aussi toucher quelqu’un qui va se poser des questions mais qui ne va pas vouloir se taper une enquête sur le nucléaire ou sur l’impact des minerais, du numérique sur l’environnement. C’est clairement l’enjeu. Est-ce que c’est réussi ? Je ne pourrai pas forcément le dire. Puis j’imagine qu’il y a un public qui ne sera pas forcément sensible aux sujets qu’on va traiter. On ne peut pas toucher tout le monde, mais le but est de toucher un nouveau lectorat qui ne lit pas assez d’écologie ailleurs.
Feat-Y : La ligne éditoriale de Pioche ! est axée sur l’idée de mettre en avant les initiatives locales. Pour quelles raisons ? Quelles sont les initiatives qui ont le plus attiré l’attention du lectorat ?
J-P.D : Ça vient de plusieurs expériences, issues de nos parcours journalistiques, mais c’est surtout une envie de revenir à ce journalisme de presse quotidienne régionale qui fait du bien parce qu’on parle de territoires, de coins, de paysages, de savoir-faire, de traditions, de techniques, de goûts, etc. Après ce qu’on a vécu avec l’épidémie et le confinement, je pense qu’une grande partie d’entre nous a envie de revenir à quelque chose de plus local, de plus sensible aussi. C’est une première raison, je pense, pour laquelle on est parti là-dessus. Remettre en avant nos territoires et les gens qui les font bouger. C’est lié au parcours journalistique. J’ai travaillé pendant un moment en presse quotidienne régionale, à La Voix du Nord, au Télégramme, à La Provence, etc. Et j’ai adoré ce journalisme de proximité, qui met en avant des gens qui ne sont pas forcément dans la lumière tous les jours, mais dont l’histoire fait du bien et a du sens, parce que ces gens-là, souvent, s’investissent dans un projet parce que ça compte pour eux et qu’ils sont tout à fait conscients des enjeux écologiques auxquels leur projet répond. Puis c’est une expérience de dire que quand on parle de chez soi, ou du coin que l’on connait, d’où l’on vient, ou du coin où on va en vacances, on est assez curieux de se dire : « Tiens, il y a ça dans les Landes. Il y a ça en Vendée. Il y a ça à Marseille. Il y a ça en Bretagne, etc. ». Les articles régionaux sont des articles qu’on aime lire.
Pour les articles qui ont bien marché chez Pioche !, il y en a deux qui se passent dans les Landes, qui sont autour de deux projets de jeunes gens. L’un, c’est un couple qui a refait sa maison, de fond en comble, en utilisant des matériaux nobles et locaux. L’autre, il s’agit de deux-trois amis qui lancent une forêt comestible. Ce sera la plus grande forêt comestible d’Europe. Après, il y a des portraits de personnalités qui sont bien lus. Un vigneron, un agriculteur. C’est pas mal aussi. Ça fonctionne « bien ». On sent que les lecteurs sont intéressés pour lire ça et c’est aussi le fait que les articles, quand ils sont sur quelqu’un inclus dans un territoire, sont des articles qui vont beaucoup voyager dans cette communauté-là, dans cette région. On a parlé d’un lieu à Rennes, qui s’appelle la Ferme de Quincé. C’est un article sympa parce que les gens qui montent le lieu apprécient qu’on parle d’eux, diffusent auprès de leur cercle, de leur communauté. Ça fait rayonner le lieu. C’est un cercle vertueux et on est super content quand ça se passe ainsi.
Feat-Y : Parmi les dizaines d’articles publiés sur Pioche ! depuis son lancement, quels sont ceux qui vous ont le plus marqué ?
J-P.D : Pour le coup, je suis un fan de rencontres. C’est aussi pour ça qu’on choisit ce métier. On aime rencontrer, discuter avec des gens qui partagent leur vie, qui nous apprennent des choses, qui véhiculent des valeurs, des émotions par lesquelles on va être touché, qu’on va essayer de retranscrire à l’écrit. Il y a des rencontres qui m’ont marqué. Je pense à Rone, que je connaissais depuis l’époque Trax, qui nous a donné beaucoup de son temps pour un long entretien qui revenait sur sa pièce Room with a view. C’est aussi la rencontre avec Cyril Dion, qui a eu lieu il y a deux semaines, qui a été vraiment super. On parlait de poésie, parce que c’est un volet de sa vie qu’on connaît moins. Il est en spectacle en ce moment. Il clame sa poésie sur scène, en musique. Ça, ce sont vraiment de belles rencontres.
Il y a d’autres artistes avec qui j’ai beaucoup aimé discuter. Je pense à Molécule, qui a mis une installation sur un bateau. Il y a des rencontres qui sont belles. Et puis, on est dans un milieu, celui de l’écologie, de l’environnement, où les gens s’engagent de manière généreuse, volontaire et enthousiaste. C’est très plaisant de discuter avec un festival qui veut changer sa façon de faire, qui veut mettre plus d’écologie dans sa programmation, qui veut développer telle ou telle thématique dans des conférences. C’est aussi super de rencontrer des porteurs de projets, des gens qui inventent plein de choses. C’est vraiment très stimulant, au quotidien, d’être au contact avec toute cette énergie.
Feat-Y : Sous quel angle comptez-vous aborder l’élection présidentielle, prévue pour le mois d’avril ?
J-P.D : L’élection présidentielle va être fortement couverte par l’ensemble des médias. Elle va être couverte dans son actualité, dans son quotidien, dans les programmes. Il y a différents médias qui vont s’attarder à décortiquer les programmes de chacun des candidats, de chacune des candidates, notamment sur la partie écologie. Ce n’est pas forcément un travail auquel on s’astreindra. On va certainement plus aborder ces élections-là par un pas de côté, en donnant plus la parole à des acteurs de terrain, en les faisant réagir sur l’écologie, sur leurs enjeux à eux. Libre à chacun de voir, dans le programme des candidats, qui porte le mieux la réponse aux enjeux dont on parlera. Mais l’idée est de plus faire parler les citoyens et de les laisser mettre en avant leurs demandes, leurs enjeux, pour ces présidentielles-là. Par contre, on sera certainement plus, via un outil comme la newsletter, un relais de très bons articles qu’on pourra lire ailleurs.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin