L’océan représente environ 70% de la surface de la planète Terre. De fait, sa préservation est essentielle face au changement climatique. Pour Feat-Y, Lamya Essemlali, présidente de l’association Sea Shepherd France, alerte sur la surexploitation (pêche, industrie offshore) de l’océan, d’autant plus que la France a la deuxième plus grande surface maritime mondiale, et tient à demander un respect effectif des espaces maritimes protégés, ainsi qu’un contrôle plus efficace de l’activité humaine sur l’océan. Interview.

Feat-Y : Dans votre parcours, avant Sea Shepherd, vous étiez déjà engagée. Qu’est-ce qui vous a convaincu de rejoindre l’association et cette cause en particulier ?

Lamya Essemlali : Il est vrai que j’ai toujours eu la fibre environnementale. J’ai toujours aimé les animaux, depuis l’enfance. Mais ma rencontre avec le capitaine Paul Watson en 2005, à Paris, a été un tournant parce que dans cette conférence, à laquelle j’ai assisté, j’ai entendu un discours qui correspondait à ce que je pensais, qui mettait des mots sur des choses que je n’avais pas forcément conscientisées. Ce qui m’a particulièrement touché, c’est que c’était également couplé à de l’action. Il y a le discours philosophique, le constat ; et en même temps, il y a l’action qui me parle parce que j’ai un tempérament combattif et qu’il est vrai que le seul fait de témoigner ou de dénoncer me laisse un sentiment de frustration énorme. J’ai besoin de me sentir active. Je trouve que Sea Shepherd est un outil particulièrement performant à ce niveau-là.

Feat-Y : Comment votre rencontre avec Paul Watson, que vous évoquez à l’instant, a changé votre vision et comment vous a-t-elle inspiré ? 

L.E : Cette rencontre est une source d’inspiration, dans la manière de voir le parcours de Paul, de voir ce qu’il a pu accomplir. Ça m’a montré, par l’exemple, que des choses que je pensais impossibles sont possibles. Cela n’a pas, cependant, changé ma vision des choses, sur le fond. Si cette rencontre m’a touchée à ce point, c’est qu’il y avait déjà ça en moi. Il y a des rencontres qui sont plus déterminantes que d’autres, qui vous permettent de vous orienter sur des chemins que vous n’auriez pas forcément pris. C’est juste que ma rencontre avec Paul Watson a donné une autre dimension dans mon engagement, mais sur la base d’un terreau que j’avais déjà. Je ne me suis pas découverte activiste le jour où j’ai rencontré Paul. 

Ma plus grande source d’inspiration est la nature elle-même.

Feat-Y : Quelles sont les sources d’inspiration dans votre action militante au sein de Sea Shepherd ?

L.E : Ma plus grande source d’inspiration est la nature elle-même. C’est l’océan, certains compagnons de route qui se donnent énormément sur les campagnes. Je pense qu’on est aussi des inspirations mutuelles, les uns pour les autres. Mais le fait d’être sur le terrain, d’être en contact avec l’océan, c’est quelque chose qui me ressource.

Feat-Y : Depuis que vous êtes présidente de Sea Shepherd France, quels moments vous ont fait penser que votre engagement valait la peine ?

L.E : Il n’y a pas un jour où je me dis que « ça n’en vaut pas la peine ». Quand on a des victoires, ça rebooste. Mais en même temps, on reste lucide sur le fait que ce sont des victoires temporaires, le plus souvent. Même si on nous démontre, par A+B, qu’on va finir par détruire l’océan et la planète, je considèrerai quand même que notre engagement en vaut la peine et qu’il n’y a pas plus belle cause que celle d’essayer de préserver la vie sur cette planète. Si on en vient à se dire que ça n’en vaut pas la peine, autant mourir tout de suite.

Feat-Y : Quel bilan tirez-vous du One Ocean Summit qui s’est tenu à Brest en février dernier et estimez-vous que les engagements pris durant ce sommet tiennent la route ?

L.E : Les engagements pris sont loin d’être suffisants. Il y a même certaines annonces qui sont inquiétantes, notamment sur les ambitions d’exploitations minières dans les profondeurs et puis sur les ambitions effrénées d’usines éoliennes offshore qui risquent d’être absolument catastrophiques car elles se font en-dehors de toute considération des aires marines protégées, des espèces protégées. On est inquiets par rapport à ça.

Maintenant, on trouve intéressant que la France soit à l’initiative d’un One Ocean Summit car je dis souvent que les Françaises et les Français ne se rendent pas compte du poids de leur responsabilité en termes d’océan puisque nous sommes la deuxième plus grande surface maritime mondiale, on a la responsabilité du plus grand littoral d’Europe et nous sommes la seule nation présente sur tous les océans de la planète. On occupe une place fondamentale. Cela a du sens que la France lance le One Ocean Summit. Maintenant, il va falloir dépasser les déclarations d’intention et puis être un peu plus ambitieux. Pour l’instant, le One Ocean Summit a fait la part belle à l’économie bleue. On a très peu parlé de surpêche. J’ai fait une conférence sur la surpêche mais cela n’a pas été abordé en-dehors. Je crois que le président Macron a dit qu’il allait se pencher sur la question des subventions à la surpêche, mais il n’y a pas d’engagement réel de pris. 

On reste très largement sur notre faim, en termes de mesures annoncées ; et on est inquiets par rapport à d’autres mesures. Ce One Ocean Summit est une première pierre posée, mais il ne faut pas que ce soit une énième grande conférence, au cours de laquelle tout le monde se réunit, se congratule, mais d’où ne ressort rien de concret. Des conférences comme ça, on en a à la pelle. Il faut que ce soit autre chose que ça.

Feat-Y : Pensez-vous qu’il y a des manquements dans les engagements pris pour la préservation de l’océan, notamment par rapport à la pêche ou l’exploitation des fonds marins ?

L.E : Aujourd’hui, on a bien identifié les principales menaces qui pèsent sur l’océan. La surpêche est la plus importante. C’est, à mon sens, la « plus facile » parce qu’il suffirait de mieux la contrôler, de mieux la réguler, d’appliquer des sanctions plus dissuasives. Nous militons ardemment pour que les caméras embarquées à bord des navires soient obligatoires. On cite en exemple le modèle australien, qui a une surveillance de la pêche beaucoup plus efficace que la nôtre. En France, on est très mauvais, au point d’être mis en demeure par la Commission européenne en juillet dernier pour le laxisme de nos contrôles en matière de pêche. Il y avait des mesures concrètes à mettre en place. On a loupé le coche. Je crois savoir que c’est dans les tuyaux, mais de là à ce que ça se concrétise, je ne sais pas combien de temps il faudra. Il y a énormément de mesures concrètes à mettre en place pour changer la pêche, pour dépasser les protections de papier. Aujourd’hui, les espèces marine ont surtout une protection de papier car à partir du moment où vous autorisez des engins de pêche non-sélectifs sur les aires de répartition des espèces protégées, de facto vous capturez ces espèces et il n’y a pas de protection réelle.

C’est ce qu’on dénonce, avec cette difficulté supplémentaire qu’est que ce qui se passe en mer est loin des yeux, donc loin des consciences. C’est très difficile d’avoir des images. On a cet avantage d’avoir des bateaux, d’aller sur le terrain. Mais ce qu’on arrive à documenter est une goutte d’eau dans l’océan. Il faudrait des mesures de contrôle systématiques, beaucoup plus efficaces, avec des sanctions réellement dissuasives. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Le One Ocean Summit était aussi l’occasion de mettre en place ce genre de mesures. La France a loupé le coche. On va continuer, de toute façon, à alerter le grand public, à faire pression pour que la législation évolue dans ce sens-là.

Feat-Y : Quel regard portez-vous sur le dernier rapport du Giec, paru le 28 février dernier, notamment sur les effets du changement climatique sur l’océan ? 

L.E : Malheureusement, ces rapports se ressemblent et semblent être de pire en pire à chaque fois. Sur le changement climatique, on est sur une problématique globale extrêmement complexe, pour laquelle il va falloir amorcer une véritable révolution dans nos modes de vie, dans nos habitudes. Avec l’actualité du moment, en Ukraine, on voit bien qu’il y a très peu d’espace médiatique accordé à ce rapport. C’est un peu le problème global, du fait que les scientifiques prêchent un peu dans le désert, que ce soit pour le Giec ou pour l’IPBES [Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, NDLR] sur la biodiversité. C’est toujours un peu la même chose. Les scientifiques alertent, il n’y a pas beaucoup d’effet. Je pense que tant qu’on ne verra pas la catastrophe sur le pas de notre porte, on ne prendra pas les mesures. Et évidemment, il sera trop tard.

Feat-Y : Quelles mesures seraient à prendre pour préserver, voire restaurer la biodiversité maritime, selon vous ?

L.E : En fait, c’est très simple et très compliqué à la fois ! L’océan a juste besoin qu’on lui fiche la paix ! C’est-à-dire qu’on relâche la pression, qu’on ait des vraies aires marines protégées, et non pas les coquilles vides qu’on a actuellement. On se gargarise d’avoir 20% d’aires marines protégées alors que dans les faits, on est à environ 0,3% de protection forte. C’est ridicule ! Des vraies aires marines protégées, suffisamment importantes, avec une exclusion totale des activités humaines, notamment de la pêche, des projets industriels parce qu’à l’heure actuelle, des projets industriels d’usines éoliennes, par exemple, sont tout à fait autorisés dans les aires marines protégées. On a des AMP qui sont complètement permissives, des passoires. Très clairement, que ce soit l’océan ou la nature en général, il ne s’agit pas tant de sauver ou de réparer, mais il s’agit d’épargner, de relâcher la pression. On a du mal à le faire, à pouvoir laisser des espaces naturels sans pression anthropique. On est extrêmement invasifs. Il faudrait qu’on réapprenne, un peu, le partage. Cela nécessite aussi de mettre un peu plus de sobriété dans nos modes de vie et qu’on cesse de se comporter comme si on était sur une planète aux ressources infinies.

Feat-Y : Comment voyez-vous le monde idéal ? Est-ce qu’un monde idéal, à vos yeux, est un monde dans lequel l’action de Sea Shepherd serait inutile ?

L.E : Pour moi, un monde idéal serait un monde dans lequel Sea Shepherd se reconvertit. Ce serait un monde dans lequel l’humanité se reconnecte avec l’ensemble du vivant et dans lequel on a cette notion de partage. J’aime beaucoup cette phrase de Romain Gary, qui dit : « Une planète où il n’y a de place que pour l’homme est une planète où il n’y a plus de place, même pour l’homme ». C’est cette notion de partage qui est importante.

Un monde dans lequel Sea Shepherd ne serait plus utile serait un monde dans lequel on respecte l’océan, dans lequel on a moins de cupidité. Un monde dans lequel on s’est reconnecté à la vie marine. On n’oublie pas qu’on vient de l’océan et qu’on dépend de lui. C’est un monde dans lequel on respecte la vie dans son intégralité.


Propos recueillis par Jonathan Baudoin

crédit photos @Sea Shepherd

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