La question du travail m’a toujours intéressé. Nous passons une grosse partie de notre vie au travail: huit heures par jour (plus pour certains) ; un tiers de notre journée ; un autre tiers étant généralement consacré à dormir (pour ceux d’entre vous ayant une vie sérieuse et disciplinée ; les huit heures réglementaires restant un mystère pour moi). Or ; souvent ; nous ne sommes pas passionnés par notre travail ; lorsqu’il n’est pas carrément pénible. Cette question de la pénibilité du travail fait souvent débat ; elle est encore récemment revenue sur le devant de la scène. Je n’irais pas jusqu’à dire ; comme certains ; que je n’ adore pas ce terme de pénibilité parce que ça donne le sentiment que le travail, c’est pénible . Je suis bien loin de nier cette réalité. Mais je pense que c’est un énorme vice de société.
J’ai toujours eu le sentiment que nous avons tous un talent ; quelque chose que nous aimons faire et savons particulièrement bien faire ; l’un nourrissant l’autre. Et j’ai aussi toujours eu l’impression que ces talents étaient particulièrement bien répartis entre les humains. Certains adorent écrire ; d’autre conduire des avions ou des voitures ; d’autres encore monter de minuscules pièces sur de minuscules circuits. Ma grand-mère adore faire le ménage : elle aime rendre des lieux beaux et accueillants. Là où ces tâches vont sembler rébarbatives pour certains ; elles seront un véritable plaisir pour d’autres. Et je me suis toujours posé cette question : pourquoi ne sommes-nous pas payés pour faire ce que nous aimons et que nous faisons bien ; plutôt que pour faire quelque chose que nous n’aimons pas et pour lequel nous ne serons pas capables de dépenser moins de temps et d’énergie ? Pourquoi se torturer tous les matins à sortir péniblement du lit pour aller travailler dans un bureau obscur au milieu d’immeubles grisâtres lorsque nous aimons le jardinage et le grand air ? Oui ; il faut travailler pour avoir de l’argent ; et de l’argent pour pouvoir vivre. C’est une réalité indéniable. Mais pourquoi sommes-nous forcés de le faire dans ces conditions ?
Et un jour ; j’ai entendu pour la première fois le terme d’Ikigaï. C’était un mot qui collait parfaitement à ce que je ressentais sur ce point. Les Japonais sont beaucoup critiqués sur leur vision du travail ; car nous nous imaginons le travail au Japon via le prisme du salary-man qui dort trois jours de suite sur son bureau. Ce n’est pas une vision fausse ; cependant ce n’est pas la seule manière de travailler qui existe au Japon, qui reste un pays très hétéroclite. Loin des grandes villes ; sur l’ile d’Okinawa ; la vie est bien différente. On y trouve le « village des centenaires ». C’est l’ile sur laquelle les personnes vivent le plus âgées au monde. Et on ne se contente pas d’y vivre âgé ; on y vit également en bonne santé. Hector Garcia et Francesc Miralles nous font découvrir l’Ikigaï dans deux ouvrages : Ikigaï ; un livre centré sur la notion même ; et la méthode Ikigaï ; un recueil d’exercices pour trouver son Ikigaï. Ces ouvrages ont remporté un petit succès lors de leur sortie. Bien sûr ; j’ai des critiques à leur faire. Cependant ; ils sont un bon moyen d’entrer dans cette notion ; car ils la présentent de manière simple.
Les articles d’études sur l’Ikigaï ; quant à eux ; sont un peu plus difficiles d’accès. Ils sont majoritairement en anglais (pour ceux que je peux lire car même si la culture japonaise me fascine, je n’ai jamais appris mes kanjis).
L’Ikigaï est présenté par Garcia et Miralles comme un moyen de vivre plus longtemps (ils utilisent majoritairement l’exemple d’Okinawa, ile sur laquelle ils ont séjourné) ; mais l’Asian Journal of Psychologie soulève un paradoxe : si l’Ikigaï participe à la longévité, les ressources nécessaires pour y accéder diminuent avec l’âge. L’étude met en évidence l’importance des relations sociales dans la réalisation et le maintien de l’Ikigaï ; tout comme Garcia et Miralles d’ailleurs. Cette notion ne porte donc pas uniquement sur le travail ; il s’agit d’un véritable art de vivre, d’un équilibre parfait maintenu dans tous les aspects de la vie quotidienne. Si on a parfois du mal à comprendre le lien entre les sujets dans le livre Ikigaï ; quelques recherches complémentaires permettent de constater que tout cela fait bien partie de l’Ikigaï ; il ne repose pas que sur un seul aspect mais sur tous : un travail qui nous plait ; une nourriture saine et variée ; des amis sur lesquels on peut compter ; un contact régulier avec la nature et la lumière du soleil ; un environnement agréable ; un chez-soi réconfortant… Et j’en passe. L’Ikigaï ; ce n’est rien de moins que l’équilibre.
C’est aussi un échange entre l’intérieur ; soi-même ; et l’extérieur ; les autres. Si le travail est si important dans cette notion ; c’est parce que faire quelque chose d’utile pour les autrui ou pour la société dans son ensemble rend heureux. Que ce soit la création d’un bel objet du quotidien par un céramiste ou l’action d’un bénévole pour la préservation d’un écosystème ; prendre soin permet de ravir notre mécanisme d’empathie. La capacité d’agir sur le monde donne un sens à la vie ; qui est essentiel au bonheur.
Et c’est cet équilibre qui permet de vivre âgé et en bonne santé. Les arguments en faveur de la recherche de l’Ikigaï reposent beaucoup sur ce point. Mais à mon sens ; ce n’est pas la meilleure raison de chercher cet équilibre. L’Ikigaï permet d’être heureux ; et n’est-ce pas une raison suffisante en elle-même ? Sans forcément avoir à suivre un chemin méthodique et tracé ; l’idée de vivre en faisant quelque chose qui nous plait et en ayant de réels échanges avec les autres semble bien assez séduisante en elle-même.
par Lola Lefevre