Depuis 2005 Ljljana Luani, institutrice albanaise originaire de la ville de Shkodër s’occupe des enfants déscolarisés et cloîtrés chez eux à cause de la vendetta qui risque à tout moment de s’abattre sur eux. Devenue une célébrité et défenseuse de la cause de ces proscrits dont personne ne veut entendre parler, elle compte bien profiter de sa nouvelle notoriété pour leur venir en aide.
C’est un code effroyable qui de nos jours sévit au cœur de l’Europe, dans un pays, l’Albanie, qui frappe aux portes de l’Union européenne. Ce code n’est autre que le kanun (dont l’un des livres « gjakmarrja» que l’on traduit par vendetta) condamne plus de 10 000 personnes du nord au sud du pays, à l’enfermement sous peine de trouver la mort. Ce code moyenâgeux qui ressemble à s’y méprendre à une malédiction s’est abattu sur leur pauvre vie, le jour où leur père a tué soit par accident, soit pour sauver sa propre vie. Édicté au 15ème siècle, par un duc, Leke Dukagjin, au moment où l’Albanie, comme beaucoup de pays des Balkans, allait tomber sous le joug ottoman, il codifie la « reprise du sang », autrement dit le droit à se venger.
Six siècles plus tard, il est toujours en vigueur dans le nord et le sud du pays et transforme les victimes collatérales en parias de la société, les privant de moyens de subsistance, d’une vie sociale, d’une vie décente en les maintenant dans une réclusion forcée. Quant aux enfants, souvent orphelins, ils sont privés de scolarité et de jeux. Aussi, quiconque se promène dans le sud de Shkodër est susceptible d’apercevoir ces silhouettes furtives, qui pour toute sortie s’autorisent à raser les murs de leurs tristes masures, insalubres qui suintent la misère et la saleté, car le coup de feu qui déchirera leur vie peut survenir à tout moment.
Des vies suspendues à un fil
Ce mot imprononçable qui fait d’eux des parias de la société albanaise est la gjakmarrja. Partie du Kanun qui pose le principe selon lequel la vie humaine se rachète par une autre, et celui qui accomplira la vengeance sera désigné dans la famille de l’agresseur.
Ce qui plonge de nombreuses familles aussi bien en Albanie qu’au Kosovo, dans une semi- clandestinité dans l’attente de l’inévitable car, leur futur meurtrier est là quelque part, prêt à exécuter sa vengeance. Il sait qu’un jour au l’autre, soit par besoin, soit par lassitude, leur future victime franchira le seuil de sa porte. Le meurtre s’accomplira en plein jour, car le Kanun stipule que la vengeance ne peut se produire à l’intérieur de la maison de la famille du meurtrier.
Une attente d’une cruauté inouïe car cette vengeance tant redoutée arrivera à un moment ou à un autre. Ljljana Luani se souvient avec émotion : « de cet adolescent qui a été abattu sous ses yeux dans un couloir de l’école qu’il avait décidé de fréquenter coûte que coûte. Je me souviens de sa voix, de ses expressions qui m’étaient devenues si familières », raconte-t-elle, les yeux embués par le chagrin.
Celui qui payera la dette de sang n’est pas nommément désigné ; tout homme de la famille de l’agresseur ayant l’âge de manier une arme est susceptible de subir la vengeance de la famille de l’agressé, et ce pendant sept années. Mais, tous savent que leur vie est hypothéquée et suspendue à un fil très ténu qu’une main anonyme viendra sectionner. Aussi, le mot avenir, cela fait longtemps qu’il a disparu de leur vocabulaire.
Il n’a plus qu’à se cacher ou s’il « manque d’honneur », à fuir à l’étranger où il est parfois traqué et assassiné. Celui de la famille lésée, qui a été désigné pour l’abattre sera aussi désigné par sa famille ou son clan et aura tout son temps, des mois, des années pour exercer la « reprise de sang ».
Un code interdit par la loi….
Besnik Mustafaj était ambassadeur d’Albanie en France au début des années 1990, puis de retour en Albanie au début des années 2000, il devient ministre de l’intérieur. Lorsqu’on lui demande les raisons pour lesquelles un tel système a pu perdurer pendant les années communistes, on sent la colère poindre dans ses propos :
“En bref, je peux vous dire avec conviction que le communisme est parvenu à supprimer le Kanun de la vie quotidienne des Albanais. Un tel régime ne pouvait pas supporter l’existence d’une organisation parallèle au sein de la société. Il devait tout contrôler. Concrètement, dès leur arrivée au pouvoir, les communistes ont entrepris un processus à double tranchant: la réconcialition des familles selon les principles de la gjakmarrja et l’installation d’un système répressif très sévère qui s’appuyait sur le code penal et qui prévoyait la peine de mort pour toute personne qui assassinait selon la gjakmarrja. Entre les années 1950 et 1970, les cas sont devenus de plus en plus rares. Je n’ai pas de statistiques, mais à partir de 1983, j’étais journaliste a Zeri I Popullit (NDLR :la voix du Peuple) et je n’ai jamais entendu parler d’un meurtre pour gjakmarrja.”
Néanmoins, on a recommencé à parler de kanun et de gjakmarrja après la chute de la dictature communiste, mais pour Besnik Mustafaj cela n’a plus rien à voir avec le vrai Kanun, “juste une spéculation pour justifier la criminalité grandissante dans cette partie des Balkans”.
Mais pour l’ancien ministre, la gjakmarrja au 21 siècle n’a rien à voir avec celle des origines, il estime qu’il s’agit : “d’une spéculation pour justifier la criminalité grandissante” et il n’hésite pas à désigner certaines personnes qui font un “business” sur le sort de ces malheureux “La méconnaissance du Kanun a l’étranger a donné libre cours au développement d’un “business particulier” : “Des albanais demandent asile en France, en Allemagne ou en UK avec l’argument que leur vie est en danger à cause de la gjakmarrja. Sur place il y a des “ONG” qui donnent des certificats, pour lesquels ils sont très bien payés.. Je connais très bien et le Kanun et la réalité d’aujourd’hui, venant moi même de Tropoja, une région où le Kanun était très présent pendant des siècles et d’où est originaire Binak Alia, qui dans le roman de Kadaré figure sous le nom de Ali Binaku” (NDLR : “Avril brisé”). Binak Alia qui au 19ème siècle a tenté de remédier à ces crimes de sang.
Ljljana Luani professeure courage
Cela fait seize ans que Ljljana Luani brave les préjugés qui entourent « ces exilés de l’intérieur » : « personne ne veut les approcher, car on a peur de la balle perdue ou bien encore par superstition, on pense qu’ils portent en eux le mal », mais pour Ljljana ce ne sont que des victimes d’un système ancestral, qui méritent la compassion et surtout une aide.
Leur quotidien, c’est la misère, car ils ne peuvent travailler, faute de pouvoir sortir de chez eux, aussi, Ljljana leur apporte des produits de première nécessité, des cadeaux aux enfants pour les fêtes, car certains sont orphelins. À chacune de ses visites, l’institutrice est accueillie avec joie : « les enfants sont déscolarisés et je leur apprends à lire à écrire et à pouvoir se débrouiller ».
Ses appels ont finalement commencé à être entendus par les autorités albanaises, et le gouvernement a même mis à leur disposition des escortes de police pour qu’ils puissent aller passer leurs examens comme n’importe quel étudiant d’Albanie.
Elle est convaincue que son engagement finira par porter ses fruits : « ce cycle infernal des morts ne pourra s’arrêter que le jour où la population sera suffisamment instruite, pour refuser cette justice expéditive qui n’est qu’une pâle copie de ce qu’est le droit des personnes ».
En 2014, Ljljana s’est vue décerner par la Fondation the New Horizon Centre en coopération avec le ministère de l’éducation, « la rose d’or » pour sa contribution à l’éducation des enfants contraints à la claustration. En 2017, l’Ambassade américaine lui a remis le prix « femme de courage dans le cadre du Global Teacher Prize. Désormais l’ambition de Liljana est l’ouverture de centres dans lesquels elle pourra éduquer ces enfants, pour beaucoup, des orphelins. Des centres où les enfants auront toute latitude pour trouver leur voie et découvrir qu’eux aussi, ils ont du talent et un avenir.
Lea Raso Della Volta