Il y a des films qui vous assènent un uppercut sans prévenir. Emilia Pérez est de ceux-là. On y va en se demandant comment une comédie musicale sur un baron de la drogue transgenre va réussir à nous captiver, et on en ressort secoué, chamboulé, comme après un road trip à contresens sur une route de montagne. Audiard a ce talent rare : il prend des personnages que l’on imaginait infréquentables et les hisse au rang d’icônes tragiques. Il nous fait pleurer pour des âmes qu’on aurait fuies en pleine nuit. Il nous offre une fable moderne, rugueuse et lyrique, où la douceur tente de s’infiltrer dans un monde où elle n’a pas sa place.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la collision entre deux mondes. Celui des cartels, où il faut être dur, où le sang remplace l’encre dans les contrats. Et celui d’une quête d’identité qui, dans un univers pareil, relève de la folie pure. Emilia Pérez, ancien caïd à la gâchette facile, devient une femme, se réinvente, fuit la guerre qu’elle a elle-même orchestrée. Une transition au goût de cendres et de balles perdues. Dans cette jungle où la loi du plus fort ne souffre aucun compromis, Audiard insuffle du sublime, de la poésie, du grandiose. Il y a du Sade là-dedans, une cruauté sous-jacente qui ne cherche jamais à s’excuser, une brutalité magnifiée par la mise en scène.

Et puis il y a les actrices. Karla Sofía Gascón explose l’écran dans un rôle à la démesure de son talent. Elle est Emilia, elle EST ce personnage de légende, hanté par son passé et obsédé par sa rédemption. Face à elle, Zoe Saldana livre une performance d’une précision chirurgicale, comme si elle dansait sur un fil de rasoir. Chaque regard, chaque souffle, chaque silence est une prouesse. Audiard les filme avec un amour presque douloureux, capturant la vérité brute de leurs âmes.

Et que dire de sa manière de filmer la nature ? Comme toujours, le cinéaste injecte du réel dans ses images, des paysages brûlés de soleil aux ruelles poisseuses où la nuit semble éternelle. Il capte le vivant avec une acuité troublante, transformant un simple plan en instant suspendu. Dans Emilia Pérez, la ville respire, tremble, menace, tandis que ses personnages tentent d’échapper à leur destin.

Et le monde ne s’y est pas trompé. Avec treize nominations aux Oscars, Audiard bat le record de The Artist, propulsant son film au sommet de l’échiquier mondial. Pourtant, l’accueil en Amérique latine est plus tiède, et l’on comprend pourquoi : Emilia Pérez n’est pas un film qui caresse, c’est un film qui dérange, qui remue les entrailles, qui éclabousse les certitudes. C’est un conte cruel, une plongée en apnée dans une mutation impossible. C’est une œuvre qui ne fait aucun compromis et qui, justement pour cela, devient inoubliable.

Rares sont les cinéastes capables de rendre l’impossible organique. Audiard le fait avec panache, comme il l’a toujours fait. De Un prophète à Dheepan, il creuse une obsession : celle de l’identité, de la rédemption, du corps en lutte contre le monde. Emilia Pérez, c’est ça. Une bataille entre le dedans et le dehors, entre ce que l’on est et ce que l’on nous autorise à être. Une tragédie flamboyante où la seule arme encore plus puissante qu’un flingue, c’est le désir de s’inventer librement.

Alors oui, allez voir Emilia Pérez. Parce que c’est beau, parce que c’est violent, parce que c’est du cinéma qui ose. Parce qu’on en ressort avec une larme à l’œil et le cœur cognant. Et parce qu’il faut des films comme ça, qui bousculent et bouleversent, qui pulvérisent les frontières du réel et nous rappellent que l’humain, dans toute sa complexité, est la plus grande des œuvres d’art.