Le jeudi 10 mars, le think tank Shift Project, en collaboration avec le groupe INSA, regroupant huit écoles d’ingénieur en France et au Maroc, a publié un rapport intitulé « Former l’ingénieur du 21e siècle », dans lequel l’axe principal est de former les futurs ingénieurs aux enjeux socio-écologiques liés à la crise écologique et ses effets sur l’ensemble de la société. Pour Feat-Y, Damien Amichaud, chef de projet chez Shift Project, principal rapporteur, explique la philosophie portée par ce rapport et la volonté des écoles d’ingénieur à restructurer leur enseignement autour des enjeux socio-écologiques. Interview.

Feat-Y : Quels sont les principaux axes du rapport « Former l’ingénieur du 21e siècle », préparé par Shift Project ? 

Damien Amichaud : Nous avons préparé, non pas un mais trois rapports, parce qu’il y a tellement de choses à dire que l’on préfère s’adresser, de manière très opérationnelle, aux personnes concernées par les différentes dimensions impliquées dans la transformation des formations. Par exemple, les enseignants, le personnel pédagogique, vont être intéressés par le contenu des enseignements et les approches pédagogiques à utiliser pour enseigner les nouveaux enjeux écologiques. Pour cela, on a créé un manifeste pour l’intégration des enjeux socio-écologiques dans la formation. On y propose une réflexion sur le rôle de l’ingénieur dans la transition socio-écologique, des fiches pratiques de compétences et connaissances cibles, des approches pédagogiques adaptées et des pistes pour mettre tout cela en musique dans une formation.

Ensuite, on a les acteurs du changement qui vont être en charge de l’organisation. Il s’agit principalement des directions, des directions de formation, des directions de départements, et des enseignants et étudiants qui vont être référents. Pour les aider en matière de méthode, on a proposé un guide méthodologique décomposé en plusieurs étapes, proposant des actions spécifiques pour chacune des parties prenantes.

Enfin, on met à disposition le résultat d’expériences concrètes de mise en place, de méthodes employées. Dans le troisième volume, qui s’appelle « retours d’expériences », nous dévoilons la méthode qui a été employée dans ce cas pilote, qui est un partenariat entre le Groupe INSA et le Shift Project : la manière dont chaque établissement s’empare de ces questions-là, comment ils s’organisent, comment ils intègrent des éléments culturels dans leurs contraintes locales. Par exemple, certains vont avoir très peu de moyens ou sont liés à des universités. D’autres vont être dans une situation opposée. L’idée est de faire accélérer les transformations du supérieur en montrant comment des établissements embrassent ces enjeux, comment ils travaillent, quels sont leurs premiers accomplissements et les objectifs pour les années à venir, afin de partager les enseignements de ces expériences.

Feat-Y : Quels sont les principaux retours des établissements et de leur personnel (enseignants, étudiants, direction) que vous avez eu dans l’élaboration de ce rapport ?

D.A : Le premier retour d’expérience que je souhaiterais partager, c’est que dans la communauté enseignante, qui est au cœur de ce projet-là, on n’a plus que des convaincus. Des convaincus de l’intérêt d’intégrer les enjeux socio-écologiques, de la manière la structurante possible, dans l’enseignement. On a parlé avec des écoles d’ingénieur, majoritairement, mais aussi avec des universités et d’autres types d’établissements du supérieur. Le constat est le même partout. Les acteurs du supérieur s’accordent sur ce point. La question, ensuite, est : « Comment faire pour engager ce changement ? ». Les questions plus opérationnelles, plus concrètes, se posent. Ce qu’on a constaté, dans les établissements que l’on a pu analyser au sein du Groupe INSA, c’est que ces enjeux-là sont intégrés de manière partielle, et surtout de manière non-structurante. C’est problématique car ils ne s’adressent pas à tous les étudiants de manière obligatoire. Ils s’adressent, la plupart du temps, aux étudiants qui sont déjà intéressés par ces questions et qui sont dans des filières spécialisées comme les spécialités autour de l’environnement ou de l’énergie. Ce n’est pas spécifique au Groupe INSA, ni aux écoles d’ingénieurs. Le rapport du Shift Project « Mobiliser l’enseignement supérieur pour le climat » démontrait en 2019 que ce constat était le même partout dans le supérieur, et que les écoles d’ingénieurs y étaient d’ailleurs les meilleurs élèves.

Ensuite, concernant les méthodes de chaque établissement, on constate différentes approches. Cependant, ce qu’on peut retrouver, c’est qu’il est absolument nécessaire d’intégrer beaucoup de parties prenantes dans la construction du projet. Dès le début, il s’agit de pouvoir intégrer des étudiants, des enseignants, des employeurs, des directions, ce qui permet de définir une stratégie qui soit la plus pertinente possible. En plus, cela permet de susciter l’adhésion du corps enseignant le plus tôt possible. 

En matière d’avancement, la situation est plutôt hétérogène. Il y a eu beaucoup de contraintes locales. La Covid a vraiment été un facteur extrêmement handicapant pour les enseignants, qui ont dû être mobilisés pour refaire leurs cours en version numérique et distancielle, moments qui ont été très perturbants et chronophages pour eux. Ainsi la première étape engagée pour ces établissements est d’avoir compris l’ampleur de la transformation à engranger, et de s’être structurés en conséquence. Ce n’était pas forcément le cas pour tous au début. Une vraie dynamique a été créée avec de groupes de travail par départements, regroupant de nombreux enseignants et des étudiants. Certains établissements comme l’INSA Rouen ou l’INSA Lyon ont déjà intégré de nouveaux cours, par exemple sur l’Anthropocène, la biodiversité ou la bio-inspiration, et ont fait évoluer des cours existants comme la gestion des risques industriels.

Feat-Y : Dans le souci de préparer les ingénieurs de demain aux enjeux socio-écologiques, le rapport met en avant une approche interdisciplinaire. Quelles sont les disciplines que doivent assimiler ces futurs étudiants en école d’ingénieur et quelles sont les étapes à suivre ?

D.A : On parle d’interdisciplinarité parce que la crise socio-écologique est de nature transversale. Il ne s’agit pas d’un problème isolé. Le changement climatique est lié à beaucoup de choses comme l’industrie, les choix politiques, l’économie, ou les ressources énergétiques par exemple. Si on ne comprend pas quels sont ces enjeux-là, et leur interconnexion, les effets systémiques, on ne répondra qu’avec un traitement superficiel. Ensuite, on ne demande pas aux ingénieurs d’être des experts dans chacun des domaines concernés puisque, virtuellement, on pourrait approfondir chaque enjeu à l’infini. Ce n’est pas du tout l’idée. C’est plutôt que l’ingénieur, ou tout autre étudiant du supérieur, puisse comprendre les enjeux de la transition socio-écologique au niveau qui lui est nécessaire pour pouvoir les intégrer dans son métier. On parle de comprendre ce qu’est l’approvisionnement énergétique, les enjeux du changement climatique, l’épuisement des ressources, l’effondrement de la biodiversité ou l’enjeu autour des terres arables qui nous permettent de manger. Mais également de comprendre les moyens institutionnels et techniques qui permettent à la société d’agir. Pour les ingénieurs, l’ingénierie et le rôle du système industriel bien évidemment, mais également les différents modèles de gouvernance dans la société, les entreprises ou les associations, les systèmes économiques et financiers, juridiques et normatifs. Mais comme je l’ai dit, on ne demande pas à l’étudiant de devenir un super-héros. Il s’agit plutôt d’être capable d’être un traducteur, un vulgarisateur des implications des choix techniques en question, et de savoir travailler avec les experts des domaines concernés. Par exemple, si l’on a un choix technique à faire et qu’il peut impacter la biodiversité, il faut être capable de travailler avec un biologiste si besoin est.

Une fois que l’ingénieur dispose d’une bonne capacité de compréhension des enjeux, il s’agit également qu’il puisse évaluer ces derniers. La formation à des outils tels que l’Analyse de Cycle de Vie est indispensable à cet égard. Elle permet d’estimer les impacts globaux, et pas uniquement lors de la production, sur le système Terre et sur la société. Et enfin, pour répondre au besoin de minimiser ces impacts, notamment en réduisant au plus faible niveau les consommations énergétiques et matérielles des productions en question, il est nécessaire de former les ingénieurs à concevoir d’une manière tenant intrinsèquement compte de toutes ces dimensions. Par exemple, questionner le besoin d’avoir des fonctions non-essentielles sur un produit, ou encore considérer les conditions de travail des personnes qui seront en charge de la maintenance.

Feat-Y : Au bout de combien de temps estimez-vous que les recommandations du rapport de Shift Project puissent pleinement appliquées par les écoles d’ingénieurs ? Y aura-t-il un suivi, notamment pour voir si des imperfections existent et ainsi pouvoir les gommer ?

D.A : Je serais plutôt tenté de dire : « Quand est-ce que ça DOIT être fait ? ». Ce sont des transformations qui sont difficiles à mettre en œuvre parce qu’elles bousculent tout le monde et qu’elles demandent des moyens. Cependant, l’urgence écologique n’est plus à démontrer. On ne peut pas attendre, d’autant plus qu’il faut garder en tête toute l’inertie du système éducatif et du marché de l’emploi qui fait qu’une première transformation, qui serait initiée aujourd’hui, n’aurait d’impact réel sur la société que d’ici 5 à 10 ans, en fonction des filières, des situations personnelles. Il n’y a plus du tout la possibilité d’attendre. C’est le message clé. On ne peut pas faire cela de manière trop progressive. Il est important de considérer les conditions de travail de tout le monde, de ne pas rendre la tâche impossible pour les enseignants. Il faut donc les intégrer au projet pour que cela fonctionne. Mais il est nécessaire que l’ambition soit de déployer ces transformations le plus rapidement possible. Il faut aussi engager les moyens nécessaires à ces transformations. Une manière de procéder, pour un établissement de taille moyenne, est de se transformer en trois ans, en considérant que la première année sera celle de la définition de la stratégie générale d’intégration des enjeux socio-écologiques, en tenant compte de la philosophie et des spécificités de l’école et de l’identification des faiblesses et forces en place. Ne pas oublier de former préalablement les personnes qui sont en charge de cette transformation. On ne peut pas vraiment adresser le problème écologique sans l’avoir au préalable bien compris, dans sa complexité. Une fois le programme pédagogique élaboré, reste la mise en œuvre. Et cela peut prendre un à deux ans. Il s’agit de soutenir et d’accompagner les enseignants, qui font valoir leur grand besoin à être formés à ces enjeux-là avant de pouvoir les intégrer : ils ont besoin de se sentir légitimes, de disposer de bases scientifiques, de trouver des sources académiques, et d’être formés à des approches pédagogiques pertinentes pour ces nouvelles compétences. C’est sûr qu’en une année, arriver à former des enseignants, à les accompagner dans une nouvelle scénarisation de leurs cours, à leur faire utiliser de nouvelles approches pédagogiques, tout cela en vue de faire évoluer leurs cours, c’est très ambitieux. On peut considérer, dans un cadre idéal, qu’une première année sert de test et qu’une deuxième année sert à incrémenter la grande majorité des évolutions entérinées. Ce serait un objectif vraiment souhaitable et qui semble faisable.

Concernant le suivi des évolutions dans les formations, nous aimerions mettre en place un observatoire basé sur un outil informatique développé par des membres de la branche belge des Shifters, une association de bénévoles ultra motivés de l’écosystème du Shift Project. En effet nous avons constaté qu’un état des lieux des formations est un travail plutôt lourd et complexe. Ainsi, même si une analyse automatique des formations par un outil tel que celui-ci serait peut-être moins précise, elle aurait le mérite de pouvoir être faite n’importe quand et sans effort. De plus nous pourrions la déployer pour d’autres formations.

Feat-Y : Comment éviter le risque que l’évolution de la formation des ingénieurs affecte leur employabilité au bout de leurs études ? Les entreprises doivent-elles être inscrites dans la démarche que propose le rapport ?

D.A : Les ingénieurs disposent du meilleur taux d’employabilité en France. C’est de l’ordre d’un taux de chômage de 3,5% à la sortie de l’école. Ce n’est pas pour rien que les parents choisissent cette filière-là pour leurs enfants. Ce qu’on constate notamment dans les entreprises, c’est que les ingénieurs sont des personnes capables de s’adapter facilement au cours de leur carrière. Leur formation leur prodigue cette capacité-là. Sur l’employabilité à court terme, je ne suis pas du tout inquiet à ce sujet, si l’on transforme les formations d’ingénieur, parce qu’on va conserver le fait d’être formé sur des bases scientifiques, d’intégrer des contraintes dans la manière de concevoir, et qu’une formation intégrant plus de sciences humaines et sociales complètera pertinemment leur formation scientifique. On cherche à faire évoluer l’état d’esprit, mais il y a un fond d’ingénierie, de sérieux, de capacité à travailler en interdisciplinarité, à vulgariser la technique et la science, qui restera et devrait être renforcée. Les entreprises ont été consultées lors du travail avec le Shift Project et le Groupe INSA. La transition ne se fera pas sans elles, et elles sont de plus en plus nombreuses à réclamer des compétences concrètes pour les aider dans cet objectif. Elles réalisent également la part grandissante de jeunes diplômés désirant trouver un sens à leur métier, ne pas nuire à l’environnement et à la société, et étant prêts à changer de structure si cela n’est pas le cas.

Il faudrait également considérer le chemin que le marché de l’emploi va suivre avec tous les risques qui pèsent sur notre société comme des risques géopolitiques et leurs liens avec les ressources fossiles et agricoles, auxquels on fait face en ce moment ; ou les risques climatiques qui vont de plus en plus affecter nos territoires. Si notre société est amenée à évoluer pour devenir plus résiliente, évidemment que les ingénieurs, qui sont au cœur de la conception des systèmes techniques sous-jacents à tous les objets, à tous les services qui nous entourent, doivent être capables de jouer le rôle qui est le leur. Si on ne fait pas évoluer leurs compétences, on ne les arme pas pour le futur.

Feat-Y : Est-ce que les préconisations du rapport peuvent se décliner vers d’autres établissements d’enseignement supérieur (écoles de commerce, universités) et d’autres disciplines (droit, économie) ?

D.A : C’est une très bonne question. Quand on a fait ce travail, on est arrivé à la conclusion suivante : « Comprendre le contexte socio-écologique n’est pas spécifique à l’ingénieur ». Il n’y a pas de raison qu’il y ait un métier qui n’ait pas besoin de comprendre quels sont ces enjeux-là et la manière de s’en emparer dans son emploi. Ce qu’on pense, c’est qu’il faut donner deux clés à chaque étudiant. Premièrement, comprendre quels sont ces enjeux socio-écologiques sur une base scientifique et à un niveau nécessaire pour pouvoir agir dans son métier. Deuxièmement, c’est être capable d’intégrer dans les pratiques, les compétences métier, de nouvelles façons de faire, qui puissent permettre de répondre en pertinemment à ces enjeux-là.

Dans le référentiel qu’on propose, si on fait remplacer la compétence « sciences et techniques de l’ingénieur compatibles avec les objectifs sociétaux et les contraintes physiques », par une adaptation des compétences cœur de chaque métier, on disposerait certainement d’une base solide pour pouvoir faire évoluer chaque filière. De plus ce référentiel a été élaboré en considérant d’autres propositions qui existent dans le milieu de l’enseignement supérieur, comme le référentiel qui est proposé par la CGE et France universités. Il y a aussi des travaux effectués par le Campus de la transition, ou encore des associations étudiantes ou l’Université de Californie. Ce qu’on voit, c’est que les propositions sont plutôt congruentes et c’est une bonne nouvelle.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

https://www.facebook.com/TheShiftProjectThinkTank/