Emmanuel Bonnet : « L’intelligence artificielle ne prendra pas le pas sur l’intelligence humaine »

L’intelligence artificielle suscite des espoirs de progrès, notamment dans le domaine de la recherche, de la santé, mais également des craintes dans le monde du travail, sur les convictions politiques en période électorale et dans l’éventualité de dépasser l’intelligence humaines. Pour Emmanuel Bonnet, fondateur de Inukshuk.io, société spécialisée dans l’ingénierie de la décision, si la capacité de dépassement de l’IA sur l’intelligence humaine peut être effective dans des domaines pointus, au niveau général, cela ne peut pas être possible en raison du caractère généraliste de l’intelligence humaine. Interview.

Feat-Y : Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler dans l’univers de l’intelligence artificielle ?

Emmanuel Bonnet : C’est un mélange de hasard et d’intérêt. A un moment donné, dans mon cursus d’entreprise, il s’est trouvé que j’ai pu participer à des projets qui demandaient d’essayer de comprendre l’expertise d’autres personnes. Par exemple, je travaillais auprès d’EDF à l‘époque, notamment pour des gens qui faisaient des simulations assez complexes pour comprendre ce qui se passerait si une partie du réseau électrique était coupée : s’il y a une ligne de haute tension qui tombe à un endroit, il faut anticiper ce qui va se passer pour faire en sorte que le réseau électrique ne tombe pas dans sa totalité.

Je me suis aperçu que développer des logiciels était quelque chose d’intéressant intellectuellement, mais comprendre l’intelligence d’autres personnes, qui sont des experts dans leur domaine, c’est une toute autre paire de manche. Par exemple, comprendre des gens qui sont spécialistes des réseaux électriques ou qui ont d’autres types d’expertises, comme planifier les arrêts de tranche d’une centrale nucléaire ? J’ai travaillé avec des gens qui m’expliquaient cela pour que je l’intègre dans un software. 

Petit à petit, j’en suis arrivé à utiliser une branche de l’intelligence artificielle où l’idée est de capturer et reproduire l’intelligence des experts avec leurs propres mots plutôt qu’avec du développement et du code compliqué.

Feat-Y : Quels services votre société propose auprès d’autres firmes ou d’autres cibles et quels sont les retours que vous avez eu jusqu’à présent ?

E.B : Aujourd’hui, ce que je fais, c’est fabriquer une structure informatique qui permet à des experts d’un domaine, par exemple dans la planification de la maintenance de l’A380, ou la gestion des factures santés, de pouvoir entrer eux-mêmes leurs propres astuces dans le logiciel. Je travaille dans une branche de l’intelligence artificielle qui s’appelle l’ingénierie de la décision. Mon métier est de préparer des outillages pour que des gens qui ne sont pas informaticiens puissent injecter leur intelligence dans un logiciel. Comment vont-ils l’insérer ? À travers un langage naturel. Ils vont écrire, eux-mêmes, leur expertise sous forme de petits bouts d’intelligence dans cet outillage. En les mettant bout à bout, ça va former un raisonnement complet et ce raisonnement va pouvoir donner lieu à des décisions. Ensuite, on peut reproduire ces raisonnements régulièrement dans un logiciel dédié. 

Par exemple, quelqu’un qui va être expert dans la planification de la maintenance des avions va rentrer tout ce qu’il sait de son métier et puis le coup d’après, lorsqu’un avion va arriver dans le hangar, on va pouvoir créer un planning pour réparer l’avion, qui va être optimisé d’une, deux ou trois semaines, parce que les gens qui sont spécialistes de ce domaine ont injecté leurs astuces. 

Le retour le plus atypique que j’ai eu est le mien. Je m’explique. Il y a plus d’une dizaine d’années, j’ai travaillé sur un système, pour un opérateur d’électricité, où l’idée était de fournir des propositions de tarif pour quelqu’un qui déménage dans une maison : vous allez dans une maison, vous appelez un opérateur d’électricité qui va vous poser des questions. En fonction des réponses, on vous propose de nouvelles questions, et à la fin différents options de tarifs. J’avais aidé à la conception de ce questionnaire dynamique. Un jour, j’ai changé de maison. Du coup, j’ai appelé un opérateur d’électricité pour faire brancher l’électricité chez moi. Et ce jour-là, le gars m’a posé des questions que j’avais imaginées dans le logiciel : « est-ce que vous avez un four, un frigo, un chauffage électrique ? », etc. J’ai été, moi-même, le client d’un logiciel que j’avais créé.

Feat-Y : Ça doit être assez surprenant de se retrouver objet de ce qu’on a soi-même construit, non ?

E.B : C’était marrant, parce que j’avais complètement oublié ce projet-là. Et au bout de trois questions posées par un inconnu, je me suis dit : « mais je connais ce truc-là … ». Sur une note plus sérieuse, grâce à ses experts qui savent quelles astuces utiliser, une entreprise peut très rapidement gagner des millions. Un dernier exemple, sur lequel j’ai directement contribué, c’est sur la fabrication des galettes de semi-conducteurs. Dans ces usines, les galettes de silicium passent de machine en machine. Une première machine met du silicium. Une deuxième la fait tourner pour que la goutte se répande sur le disque. Une troisième trace un circuit au laser. Une quatrième qui met des composants chimiques pour enlever la couche tracée, etc. J’ai travaillé, avec les experts de l’usine, sur comment trouver très vite des galettes défectueuses, les enlever du circuit. De la sorte, ce sont plusieurs millions de dollars gagnés par an car on peut retirer très vite des galettes défectueuses du circuit pour en mettre des neuves, et du coup améliorer grandement la productivité de la production de galettes.

Feat-Y : Quelles perspectives de développement stratégique avez-vous envisagée pour Inukshuk.io à l’avenir ?

E.B : Pour la petite histoire, un inukshuk, c’est une sculpture faite à base de pierre, représentant un petit bonhomme dont les bras indiquent la bonne direction. C’est typique du Grand Nord canadien ou du Groënland. 

Aujourd’hui, on parle beaucoup d’intelligence artificielle, et en gros, il y a deux grandes familles. Il y a une famille Existentialiste : l’existence précède l’essence. Ce sont les données, ce qui va se passer, qui va générer de l’intelligence. Concrètement, c’est en analysant des milliards d’images de petits chats qu’à la fin, vous pourrez créer un logiciel qui va savoir reconnaître des chats. Il est nécessaire, pour créer ce type d’intelligence artificielle, d’avoir un existant, beaucoup de données, beaucoup de vidéos, beaucoup d’images. Ce type d’IA a le vent en poupe : c’est ce qui permet à Google de reconnaître des personnages dans des photos, ce qui permet à Tesla de faire conduire sa voiture de façon autonome. Ayant beaucoup de vidéos, ils peuvent analyser ce qui se passe dans une vidéo, reconnaître des routes, des panneaux, des piétons, etc. C’est dans ce domaine qu’il y a beaucoup de travaux.

 On oublie du coup l’autre famille de l’intelligence artificielle, la famille Essentialiste : c’est l’expertise humaine qui va générer de l’intelligence à partir des astuces imaginées par des sachants :  des docteurs, des spécialistes de la physique, ou des spécialistes de l’analyse de marché. C’est un pan de l’IA qui est moins hype aujourd’hui, mais c’est sur ce domaine-là que je parie.

Feat-Y : Qu’est-ce que vous inspire les questionnements éthiques au sujet de l’intelligence artificielle, notamment dans le cadre du secteur du numérique, en lien avec les algorithmes ?

E.B : C’est une question qui est extrêmement dure parce que ce sont des zones où, aujourd’hui, le logiciel va plus vite que la loi. Je m’explique. Tout le monde connaît l’exemple du dilemme de l’algorithme des voitures autonomes. Que doit faire l’algorithme une voiture si elle détecte qu’elle va écraser un piéton ? Soit la voiture écrase le piéton, soit la voiture va dans le mur, entraînant la mort du conducteur. Si l’algorithme prend un choix, qui est responsable ? Est-ce que c’est le conducteur ? Est-ce que c’est l’algorithme ? Est-ce que c’est la société qui a créé l’algorithme ? Est-ce que c’est l’ingénieur qui a créé l’algorithme ? Tout ça, aujourd’hui, on ne sait pas y répondre. Ce que je peux dire, c’est qu’il y a une zone grise où, aujourd’hui, il n’existe pas vraiment de loi. L’algorithme va plus vite que la réglementation, l’État ou le politique. On peut prendre aussi le cas des algorithmes de Facebook, qui font en sorte que petit à petit les gens qui ont une croyance soient plutôt entourés de gens qui ont la même façon de penser. Ce qui renforce leurs convictions. Du coup, des groupes avec des croyances de plus en plus dures se forment. Qu’est-ce qui se passe si Facebook, où la façon dont les gens se sont radicalisés pour un parti, fait basculer une élection, qui est responsable ? On ne sait pas. C’est un exemple où l’algorithme fait qu’il y a un comportement potentiellement problématique, où la loi, la politique ou la société ne savent pas encore intervenir. L’aspect social est aussi potentiellement problématique : si demain il y a des camions autonomes, que fait-on des chauffeurs routiers ?

 Je n’ai pas d’idée géniale sur la façon dont il faudrait traiter ça légalement, politiquement ou socialement : c’est un peu du coup par coup. Ce que je sais, c’est qu’il y a une forme de responsabilité des développeurs. Un peu comme un docteur a la responsabilité ultime de la personne qu’il soigne, même s’il s’appuie sur les connaissances d’autres personnes. Quelqu’un qui fabrique un logiciel a, quelque part, un petit bout de responsabilité. Comme il existe un serment d’Hippocrate, il faudrait avoir un serment Ada ou Pascal, qui fait que quelqu’un qui travaille dans le domaine informatique se conforme à une forme d’éthique, l’équivalent d’un serment d’Hippocrate … qui reste à concevoir. 

Feat-Y : En 2015, 2016 et 2017, une IA est parvenue à battre des champions du jeu de go, considéré comme l’un des jeux de société les plus difficiles au monde. Est-ce à dire qu’à terme, l’intelligence artificielle prendra le dessus sur l’espèce humaine ? Si oui, quelles en seraient les conséquences, selon vous ?

E.B : Ma réponse va être assez catégorique, c’est non. L’intelligence artificielle ne prendra pas le pas sur l’intelligence humaine. Aujourd’hui, il est sûr que dans des domaines précis, des algorithmes ou des logiciels dépassent ce que peut faire l’humain comme pour le jeu de go. Il y a un domaine qui est passé un peu inaperçu, mais qui m’a fasciné : on sait qu’aujourd’hui, un algorithme basé sur de la reconnaissance visuelle est capable de mieux lire sur les lèvres qu’un humain. Un autre domaine qui va surpasser l’humain, demain, c’est la traduction. 

Par contre, ça ne veut pas dire que l’IA va surpasser l’intelligence humaine. Pourquoi ? Les exemples que je vous ai donnés sont sur des domaines précis. Quand on creuse un domaine particulier, comme lire sur les lèvres, le jeu de go, le jeu d’échecs, tous ces domaines pointus, on peut dépasser l’humain. Mais ce qui fait la force de l’intelligence humaine, ce n’est pas d’être fort dans un domaine particulier. Si je fais un parallèle avec les maitres qui sont très forts aux échecs, on ne va pas considérer qu’ils ont une intelligence générale. On sait seulement qu’ils sont très forts aux échecs. La caractéristique de l’intelligence humaine est sa plasticité. C’est-à-dire qu’on est capable de s’adapter, d’apprendre des choses qui sont complètement nouvelles. L’ordinateur, si vous ne lui donnez pas le jeu de go, si vous ne lui donnez pas 10.000 parties à faire et à apprendre, il sera incapable de jouer. Un humain, en faisant quelques parties, il peut apprendre le jeu de go. Ce qui fait la force de l’intelligence humaine, c’est sa plasticité, la capacité à s’adapter et le fait que cette intelligence est multiple. Par exemple, on ne sait pas faire un algorithme qui sait faire plusieurs choses à la fois. On sait faire un algorithme qui sait jouer au jeu de go, qui sait reconnaître des petits chats qui font du skateboard, qui sait lire sur les lèvres, qui sait analyser une radio pour détecter des métastases. Mais on ne sait pas créer des intelligences qui vont apprendre à partir de rien, ni des intelligences qui sont multiples, faisant plusieurs choses à la fois et qui savent s’adapter en fonction d’un certain contexte. Sur ça, je suis sûr que l’IA ne pourra pas remplacer l’intelligence humaine parce que l’IA, c’est toujours spécialisé dans un domaine. Quelque chose qui remplacerait une forme de conscience, d’intelligence généraliste, on en est très loin aujourd’hui. Ce n’est même pas du tout dans les cartons. Mais il est vrai que dans des domaines très pointus, c’est très spectaculaire. Les voitures autonomes, le jeu de go, les échecs, c’est spectaculaire. Mais ça ne remplace pas une intelligence qui est multiple et plastique.

Feat-Y : Si vous étiez un livre, ce serait lequel ?

E.B : Je vais un peu détourner votre question. Il y a une nouvelle de Borges que j’aime beaucoup, qui s’appelle La Bibliothèque de Babel. L’idée, c’est que c’est une bibliothèque qui contient des livres avec un contenu aléatoire. Ainsi, elle contient des milliards de livres, où chaque livre a un contenu aléatoire formé avec toutes les lettres de l’alphabet. Et il se trouve qu’avec toutes les combinaisons possibles, il y en a une, parmi ces milliards, qui va être À la recherche du temps perdu de Proust parce que la combinaison de toutes les lettres peut former ce roman. Ou un autre, qui va être Hamlet en finlandais. Je préfèrerais donc être un des livres aléatoires de La Bibliothèque de Babel, mais je ne sais pas lequel, plutôt qu’être un livre particulier.

Jonathan Baudoin

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