Breve de conte noir

by Bonjour Ivresse


Bonjour Ivresse. Je finis mon verre pour la énième fois de la journée. Je commence enfin à ressentir les effets de l’alcool. Ceux qui font du bien. Cette douce sensation de bien-être, de légèreté, d’énergie paisible. Cette envie de faire des milliers de choses sans finalement en faire aucune. La nuit commence à tomber, la luminosité décroît lentement. Les nuages ont déserté le ciel azur. Le temps prends son temps.

Bientôt tous ces cons vont sortir leurs mains lasses d’inutilité depuis des semaines pour applaudir. Hystérie collective. Malaise. Ça fait au moins un point de repère pour tous ces gens qui se retrouvent brusquement sans horizon, perdus d’avoir du temps pour eux, incapable de suivre une direction qu’on ne leur indique plus. Il est 20h. Je me traîne péniblement jusqu’à mon frigo pour reprendre une bière. Jogging gris et t-shirt à moitié troué. Même tenue depuis trois jours. Les marques de lessive doivent faire la gueule. Le pack de Pelforth est déjà à moitié vide.

C’est fou ce qu’on picole quand on s’emmerde. On boit, on bouffe, on baise. Retour aux besoins essentiels. Je chope la bière, quelques chips, saucisson, et me revoilà bien affalé dans mon canap. Mon cul se cale avec une étonnante facilité à l’endroit que je venais de quitter. Squatter 8h par jour pendant des semaines le même coussin, rien de tel pour la mémoire de forme.Et là c’est le drame. La télé menace de s’éteindre dans 60 sec si rien ne se passe. Cela fait donc déjà 4 h que je glande devant un écran que je ne regarde même pas. Je fais un effort pour me souvenir quelle émission peut endormir mon cerveau pendant un temps si long avec autant de facilité. 50 sec. BFM évidemment.

C’est fou le pouvoir hypnotique de ces chaînes d’infos en continu. Parler autant pour ne presque rien dire c’est du génie. 40 sec. Mais merde ils se font pas chier ces journaleux à répéter les mêmes conneries toutes les cinq minutes? Ça m’impressionne toujours et pourtant je sais de quoi je cause. 30 sec. Je m’enfile une grande rasade de houblons pour me donner du courage. 20 sec. C’est fou comme une minute peut s’écouler rapidement alors que la vie n’a jamais paru aussi longue depuis un mois. 10 sec. Je tends enfin mon bras vers la télécommande posée sur la table. 5. 4. 3. 2… J’attends évidemment la dernière seconde avant d’appuyer sur le bouton OK le sourire aux lèvres, l’air fier, torse bombé. La télé reste allumée.

En ces jours d’ennuis, toutes les petites victoires sont bonnes à prendre. J’ai l’impression d’avoir fait quelque chose de ma journée. Comme si j’avais applaudi à 20h. Nouvelle rasade de bières bien méritée. Au fait je suis gérant de bar. Et mon bar, le Bonjour Ivresse, est fermé depuis la nuit du 14 mars 2019. Fermeture administrative sans infraction. Et toutes les incertitudes qui vont avec. L’inconnu. Puni par un ennemi invisible. Oublié les débats infinis, les regards en coins et les amis au bout des nuits sans fins. Plus d’un mois sans bières, sans débats, sans vins, sans musiques, sans rires, sans rencontres. Sans le sel de la vie. Et encore des semaines de silence assourdissant en prévision. Dernière gorgée. Le pack est vide. Bientôt l’heure de se coucher en pensant à l’avenir. Remplir cette putain d’attestation pour pouvoir refaire les stocks de bières. Bonsoir Tristesse. 
Julien Brossard