Olivier Chabrol (Syndex) : « Il y a une émergence des questions sociétales et de la RSE, en particulier dans les grandes entreprises et dans les entreprises leaders des secteurs »

Qu’est-ce que la Responsabilité sociale des entreprises, communément appelée RSE ? Est-ce qu’elle est prise en compte par les entreprises ces dernières années ou comment intègre-t-elle les problématiques liées au changement climatique, pour fournir des pistes de solutions au sein des entreprises et autres organisations dans la société ? À ces multiples questions, Olivier Chabrol, expert RSE au sein du cabinet Syndex, apporte des réponses auprès de Featy, avec une perspective positive en raison du degré de conscience des nouvelles générations d’employés, de clients, en lien avec l’éducation. Interview.

Feat-y : Comment définir la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) ?

O.C : C’est une bonne question car c’est un sujet de débat depuis de nombreuses décennies. En fait, le terme est arrivé des États-Unis au milieu du 20ème siècle par des pasteurs protestants. Le terme d’origine est corporate social responsibility et ça a été interprété de manière très différente dans différents pays, par différentes communautés et selon les époques. Ce qui fait que ça a donné lieu à un très grand débat déontologique au début de ce 21ème siècle et on s’est mis d’accord sur une définition internationale, dans une norme internationale qui s’appelle la norme ISO 26000, parue en 2010, qui délivre enfin une définition internationale de la RSE, qui est ensuite redéclinée dans les différentes cultures, avec des interprétations qui l’enrichissent. C’est ainsi qu’on a une déclinaison en Europe, qui vient de la Commission Européenne en octobre 2011 et qui indique en fait que la responsabilité sociale des entreprises, c’est une responsabilité vis-à-vis des effets que les entreprises induisent sur la société. C’est-à-dire qu’il y a une responsabilité de fait, de par l’activité, qui est liée aux conséquences des activités et des décisions des entreprises sur l’environnement, sur l’humanité, sur chaque individu, sur l’avenir de la planète. Dans le mouvement syndical, que Syndex soutient, on s’appuie sur cette définition et il se trouve que la Commission Européenne l’a enrichie en considérant qu’en Europe, on a construit un modèle social européen, notamment sur la reconnaissance de l’importance de la concertation entre les parties prenantes de l’entreprise que sont le patronat et les représentants du personnel, les organisations syndicales, notamment pour établir les conventions collectives. Et la définition de la Commission Européenne reprend ce principe en disant que la responsabilité sociale des entreprises doit s’inspirer des conventions collectives et ne peut pas les ignorer.

Feat-y : D’ailleurs, faut-il parler de responsabilité sociale ou de responsabilité sociétale ?

O.C : Effectivement, on emploie plus le terme de responsabilité sociale parce que c’est une traduction de corporate social responsibility. Mais social, en anglais, est probablement mieux traduit par le mot sociétal parce que ça ne comprend pas que l’aspect social dans le terme francophone de dialogue social, qui est centré sur les relations entre les employeurs et les employés, éventuellement avec l’arbitrage des États. Le mot sociétal est probablement une meilleure traduction dans la mesure où les questions environnementales et du vivre en société sont incluses dans la responsabilité sociale des entreprises.

Feat-y : Quelle est la proportion d’entreprises engagées en RSE ? 

O.C : C’est difficile de définir une proportion si on ne définit pas ce qu’est l’engagement RSE. Ce qui est important, au regard de la définition que je viens de reprendre, c’est que la responsabilité sociale des entreprises concerne toutes les entreprises ; de la plus petite à la plus grande. Il n’y a pas d’exception dans la mesure où toute entreprise est responsable des impacts de ses activités de fait. Ensuite, quand on parle des entreprises engagées, qui essaient de faire de l’innovation, d’aller au-delà de ce que la loi attend d’elles, ce sont celles qui vont valoriser des actions vertueuses au regard de la société. Pour moi, la notion de proportion ne veut pas dire grand-chose. Ce qu’on peut constater aujourd’hui, c’est que tous les leaders de tous les secteurs d’activité ont un département de la RSE ou un département du développement durable parce qu’en ce début de 21ème siècle, on ne peut plus séparer la responsabilité sociale des entreprises de la notion de développement durable parce que c’est le grand enjeu de ce 21ème siècle. Et toutes ces entreprises leaders ont pris ça en compte. Je dirais qu’à partir du moment où elles embarquent les procédures, les habitudes d’un secteur d’activité, elles entrainent de fait toutes les entreprises. Ensuite, il y a des profiteurs, il y a des entreprises voyous, qui constituent heureusement une minorité, mais qui peuvent faire beaucoup de dégâts. C’est aux autorités publiques d’arriver à les identifier, puis à corriger le tir en les condamnant ou en les interdisant.

Feat-y : Cette proportion diffère-t-elle selon la taille des entreprises ?

O.C : Les entreprises peuvent consacrer plus ou moins de moyens à des enjeux qui dépassent leur cœur de métier. On va considérer que plus les entreprises sont en bonne santé, plus elles vont pouvoir se préoccuper de la façon dont elles produisent, de la qualité sociale, de la qualité environnementale de leur processus. Elles vont alors plus facilement améliorer ces points-là, utiliser leur marge de manœuvre économique pour améliorer ces points-là. On constate bien qu’à l’opposé, une entreprise en grande difficulté économique est obligée de supprimer des emplois, de faire des économies sur des processus industriels, souvent au détriment de la qualité sociale et environnementale. Plutôt que d’être lié à la taille de l’entreprise, les moyens dédiés à ces questions-là sont liés à la santé financière des entreprises, en général.

Feat-y : En-dehors des entreprises, y a-t-il d’autres organisations concernées par la RSE ? Les suivez-vous ?

O.C : Toutes les organisations sont concernées par leur responsabilité sociale ou sociétale. Et d’ailleurs, la norme ISO 26000 à laquelle j’ai fait référence tout à l’heure, c’est une norme qui donne des lignes directrices pour la responsabilité sociétale des organisations. Elle ne s’applique pas seulement aux entreprises. On peut considérer qu’une administration, une association, une organisation syndicale peuvent se préoccuper de leur impact, et doivent même se préoccuper de leur impact vis-à-vis des défis sociétaux, environnementaux. À Syndex, on est focalisé sur l’accompagnement du dialogue social dans les entreprises qui sont soumises, par le droit des affaires et le code du travail, à un dialogue social à travers la représentation du personnel, ce qu’on appelle maintenant les CSE, les Comités Sociaux et Economiques, qui ont remplacé les comités d’entreprise. Mais cette prise en compte de la question des enjeux environnementaux doit être gérée par toutes les organisations de la société. Y compris par les familles, les individus, qui se préoccupent de plus en plus d’avoir un impact maîtrisé sur l’avenir de la planète par l’organisation des vacances, par la façon de se nourrir, etc.

Feat-y : Comment évaluez-vous la politique RSE des firmes, notamment sous l’angle environnemental ? 

O.C : Aujourd’hui, malheureusement, on est loin du compte ! L’immense majorité des grandes firmes ont un discours sur l’environnement mais ont des pratiques très en-deçà des ambitions annoncées. En particulier sur les deux grands enjeux de ce siècle que sont la lutte contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité. Aujourd’hui, les politiques des grandes firmes sont très en-dessous de ce qu’il faudrait faire pour éviter la catastrophe. Notre métier consiste à analyser ce qu’elles disent, analyser ce qu’elles font et ainsi de montrer l’intérêt, mais aussi malheureusement les limites de ces pratiques, de ces politiques, pour qu’elles puissent faire l’objet d’un dialogue, entre les dirigeants et les employés. Et ce, de manière à ce que ce soit mieux suivi et que des moyens plus solides, des ambitions plus grandes, soient mis en œuvre.

Feat-y : Quels sont les critères utilisés ?

O.C : Aujourd’hui, la plupart des firmes font ce qu’on appelle un reporting de RSE. C’est-à-dire qu’elles éditent des documents, qui sont publics, pour indiquer quelle est leur politique en matière de responsabilité sociale des entreprises, quels sont leurs résultats et quelles sont leurs ambitions pour l’avenir. À Syndex, on analyse ces documents. On a des critères qui concernent la cohérence de l’information qui est donnée, leur concordance avec les ambitions sectorielles. On les compare avec les ambitions qui sont données par les États, puisque la communauté internationale, notamment sur les enjeux du changement climatique, s’est dotée d’objectifs. On compare les chiffres donnés par les entreprises et ces objectifs internationaux. C’est là qu’on voit que les pratiques ne sont pas satisfaisantes quand on les compare aux attentes internationales. Puis, sur des cas plus locaux, on procède à des analyses de travail qu’on va comparer aux ambitions déclarées dans ces reportings RSE. Depuis 2017, dans le code de commerce français, ces reportings RSE sont appelés déclaration de performances extra-financières. Toutes les entreprises de plus de 500 salariés doivent déclarer une fois par an, dans leur rapport annuel de gestion, leur politique, leurs pratiques, et délivrer des indicateurs de performance, des indicateurs de suivi sur les différents thèmes qui comptent pour elles. Les enjeux clés du développement durable sur lesquels elles ont un impact au travers de leur activité. On regarde ces indicateurs. C’est ça, notre critériologie. Puis on fait des comparaisons entre des entreprises similaires pour évaluer ce qui semble être une politique raisonnable ou ce qui semble être une politique qui doit être améliorée. Nous, on est un cabinet d’expertise. On ne fait pas l’action politique derrière, mais on délivre ces informations aux acteurs du dialogue social que sont les représentants du personnel, les organisations syndicales, face aux employeurs. Et eux discutent de ces questions-là, pour voir s’ils peuvent améliorer leur politique d’entreprise.

Feat-y : Par rapport au constat de pratiques en-deçà des ambitions annoncées de la part des firmes en matière de RSE, notamment sous l’angle environnemental, avez-vous néanmoins observé, sur ce point, des évolutions ces dernières années ?

O.C : Oui. Heureusement ! On part de tellement loin ! Il y a 10 ans de cela, pour beaucoup d’entreprises, la question du changement climatique n’était pas un sujet ! Et même, il y a 4-5 ans, dans beaucoup d’entreprises, on ne trouverait jamais le mot biodiversité dans leurs documents. Ce sont des choses qui ont changé. Maintenant, dans toutes les grandes entreprises, on ne peut plus complètement ignorer les enjeux du changement climatique et on commence un peu à parler sérieusement de biodiversité. Il commence à y avoir des moyens pour mesurer les impacts des activités des entreprises sur la biodiversité. Ça évolue aussi grâce au fait que les clients et les nouveaux employés, les jeunes générations, sont plus sensibles que les anciens à ces questions-là, plus sensibles à l’avenir. L’éducation à l’école, à l’université, a été faite en prenant mieux en compte ces questions-là. Ce sont des choses qui commencent à être plus communes dans les entreprises. Et même les directions des relations humaines, quand elles font du recrutement, elles s’aperçoivent qu’elles sont souvent challengées par des jeunes diplômés qui posent beaucoup de questions là-dessus, qui ont des attentes par rapport à leur entreprise et beaucoup de grandes entreprises ont peur de perdre des talents si elles ne prennent pas les choses au sérieux. Ça avance. Pas assez vite, mais ça va dans la bonne direction dans une partie des entreprises. Malheureusement, il y a des choses qui vont aussi dans la mauvaise direction. La financiarisation de l’économie mondiale continue à être le modèle dominant. La régulation des entreprises sur des sujets sociaux et environnementaux est pour l’instant encore très faible, au regard de la régulation financière. Il y a des instruments financiers qui permettent aux entreprises de maximiser avant tout leur profit. Là-dessus, il y a des forces divergentes dans les entreprises. Les directions du développement durable, les directions de la RSE sont souvent en tension avec les directeurs financiers. Il y a un match qu’il faut continuer d’observer. Il y a une émergence des questions sociétales et de la RSE, en particulier dans les grandes entreprises et dans les entreprises leaders des secteurs. Mais, pour l’instant, ce ne sont pas ces questions qui sont dominantes dans le pilotage des entreprises.

Feat-y : Est-ce à dire que les questionnements autour du changement climatique ont fait infléchir les politiques de RSE au sein des entreprises, ou d’autres facteurs sont-ils à prendre en compte ?

O.C : Je pense que, pour l’instant, on ne peut pas dire que ça a fait infléchir les politiques des entreprises. Ça les a fait vibrer, ça ébranle un peu les bases, ça ouvre de nouvelles fenêtres, mais les fondamentaux financiers sont encore très solides. La révolution nécessaire du changement de modèle politique et économique n’est pas encore là. On est dans un phénomène qui est encore émergent, même s’il est vraiment net maintenant. 

Feat-y : Enfin, qu’est-ce qui vous a incité à vous rapprocher du cabinet Syndex et à mener le travail que vous faîtes ?

O.C : Le cabinet Syndex est un cabinet qui travaille depuis bientôt 50 ans aux côtés des représentants du personnel pour essayer d’améliorer le dialogue social, pour équilibrer les pouvoirs dans l’entreprise. Au départ, c’était surtout sur la répartition de la richesse. Puis l’évolution du dialogue social et du monde font que ça s’est élargi aux enjeux sociaux et maintenant aussi à d’autres enjeux sociétaux, y compris les questions sur l’environnement. J’ai un parcours d’ingénieur chimiste au départ. J’étais ingénieur d’affaires pendant 15 ans, dans des activités de commerce international. Parallèlement à ça, j’étais aussi militant dans des associations, dans des ONG de développement, des ONG de droits de l’homme. Et je cherchais à donner du sens à mon travail. J’ai décidé de changer complètement d’engagement professionnel pour devenir en quelque sorte militant professionnel, à partir de 2001. J’ai alors travaillé durant cinq ans dans une ONG de défense des droits de l’homme et d’identification de choses qui pouvaient être faites en matière d’améliorations de procédures d’entreprise dans le commerce international, au collectif de l’Éthique sur l’étiquette. C’est dans ce cadre-là que j’ai rencontré des syndicalistes, puis Syndex, qui accompagnait ces syndicalistes pour comprendre les filières commerce international et analyser les enjeux de pouvoir. J’ai trouvé ce métier très intéressant. C’est pour ça que je suis rentré à Syndex en 2006, au moment où se structurait une équipe dédiée à ces questions de responsabilité sociale des entreprises. Je travaille à la coordination des expertises sur ces questions-là depuis 13 ans maintenant. C’est un métier passionnant parce qu’il est en pleine évolution et comme on vient de le dire dans la première partie de l’entretien, il y a encore beaucoup de choses qui sont dans le domaine de l’expérimentation, de la controverse, de la prise de conscience et de l’apprentissage par les entreprises sur ces questions-là. Malheureusement, c’est encore très faible dans la proportion du dialogue social. C’est un vrai défi professionnel d’arriver à faire bouger les choses, faire monter en compétence les syndicalistes et les représentants du personnel pour qu’ils puissent se saisir de ces sujets-là, interpeller leur entreprise et créer du dialogue social constructif pour faire changer les choses positivement. C’est ça qui me motive professionnellement.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

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