Qu’est-ce que le populisme ? Qu’est-ce que le néolibéralisme ? Y a-t-il un lien entre les deux ? Voici quelques questions auxquelles David Cayla apporte des éléments de réponse dans son livre Populisme et néolibéralisme (éditions De Boeck Supérieur). Dans cet entretien fleuve accordé à Feat-Y, cet économiste, par ailleurs membre du collectif Les Économistes Atterrés, revient sur l’émergence des mouvements populistes en raison de l’accentuation des politiques néolibérales et que la promotion de politiques écologiques doit passer par une rupture avec le néolibéralisme car un de ses piliers fondamentaux est le libre-échange, qui justifie la mondialisation. Interview.

Feat-Y : Par quels biais la modification des structures économiques et sociales de l’Union européenne a généré des mouvements populistes hétérogènes en son sein ?

David Cayla : C’est une très bonne question parce que vous soulevez deux points importants. D’abord, que le fonctionnement de l’Union européenne est un facteur explicatif du populisme européen. Ensuite que ce populisme doit être conjugué au pluriel parce qu’il y a différentes formes de populisme qui apparaissent en Europe.

Je pense qu’il est important de comprendre ces différences. Il n’y a pas qu’en Europe qu’il y a du populisme, mais l’Europe est incontestablement l’un des principaux foyers. En France, on pense au Rassemblement national, aux mouvements anti-masques ou antivaccins, aux Gilets jaunes. Ces mouvements sont très différents les uns des autres et ne sont pas forcément d’accord sur les propositions. Il existe aussi des mouvements populistes importants en Europe centrale, en Pologne et en Hongrie, dans ce qu’on appelle le groupe de Visegrád, qui inclut aussi la République tchèque et la Slovaquie. Nous trouvons en Italie des partis populistes qui pèsent électoralement, ainsi que dans le reste de l’Europe du Sud.

Quelles sont les causes de ce populisme européen ? L’analyse que je propose dans mon livre est que c’est la gestion néolibérale de l’économie européenne qui tend à déstabiliser les sociétés. Mais qu’est-ce que ce néolibéralisme ? C’est essentiellement le marché unique et le régime des quatre libertés qui permet la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et du travail. Les deux dernières libertés sont très importantes. Elles conduisent à une concentration des investissements industriels dans quelques pays, notamment les pays proches de la mer du Nord, autour de l’Allemagne et incluent les pays à bas salaires proche de l’Allemagne tels que la Pologne, la République tchèque, la Hongrie. Ces derniers deviennent des plateformes d’assemblage à faible valeur ajoutée dépendantes de l’industrie allemande.

De même, la libre circulation du travail implique des mouvements de population très importants entre pays européens. Pendant longtemps, ces migrations allaient de l’Est vers l’Ouest, c’est-à-dire des pays où les salaires sont faibles vers des pays où les salaires sont plus élevés, avec de meilleures conditions de travail. Depuis la crise de l’euro en 2011-2012, les mouvements de populations sont davantage allés du Sud vers le Nord, notamment en Allemagne qui est devenue en très peu de temps une terre d’immigration, alors qu’elle avait un solde migratoire presque nul auparavant.

Tant la concentration des investissements industriels dans quelques pays que les mouvements migratoires désorganisent les sociétés. Le marché unique engendre des phénomènes de polarisation en Europe. Certains pays se développent économiquement et attirent les travailleurs les plus qualifiés tandis que d’autres se dépeuplent et se désindustrialisent, ou alors ils se spécialisent dans l’activité ouvrière, comme la Pologne. Ces dynamiques économiques ne peuvent être neutres du point de vue social et politique. Elles suscitent des angoisses. Lorsque des pays se dépeuplent, ça crée de fortes angoisses ; c’est le cas de l’Europe centrale et orientale. Les angoissent naissent aussi de la désindustrialisation, du sentiment de déclassement national qui est aujourd’hui renforcé par la crise sanitaire. Toutes ces angoisses engendrent une défiance vis-à-vis des institutions qui font le lit des phénomènes populistes.

Crédit Photo Manon Decremps.

Feat-Y : Peut-on dire que les Gilets jaunes sont un mouvement hétéroclite ?

D.C : Les Gilets jaunes avaient des revendications communes et rassemblaient des gens qui étaient toutes en attente d’un changement de politique. Ils étaient d’accord sur la justice fiscale, la suppression de la hausse des taxes sur les carburants… Mais ils n’étaient pas structurés autour d’un projet particulier. Ils rassemblaient des gens de tous bords, de gauche comme de droite. D’ailleurs, les Gilets jaunes ne souhaitaient pas se qualifier de politiquement et refusaient toute étiquette. Aussi, on peut dire que c’était un mouvement hétéroclite du fait qu’ils n’étaient pas porteur d’un projet de société bien défini.

En revanche, il y a, dans le mouvement des Gilets jaunes, des éléments qui permettent d’établir une certaine homogénéité. Ils regroupaient le monde du travail, des gens vivant dans des territoires de la France dite périphérique. Ce qui caractérise aussi les Gilets jaunes, c’est une défiance vis-à-vis des institutions, des représentants de l’État ; mais aussi un appel à l’intervention publique. En ce sens, ce n’est pas un mouvement complotiste ou un mouvement qui va chercher à critiquer tout, à avoir peur de l’immigration. D’ailleurs, les thèmes migratoires étaient assez peu présents au moment des Gilets jaunes. C’est un mouvement qui pour moi, relève d’une forme de populisme de gauche, qui se défie des institutions sans, en même temps, se défier de tout le monde. La défiance exprimée par les Gilets jaunes est beaucoup plus structurée que ce qu’on peut voir aux États-Unis, où certains mouvements pro-Trump sont souvent complotistes, voire paranoïaques. Ils finissent par ne plus avoir confiance en leurs institutions en leurs voisins et ils se replient sur leur propre communauté sectarisée, qui est en rupture avec le reste de la société.

Ce qui est intéressant dans le mouvement des Gilets jaunes, c’est qu’il n’y a pas eu de rupture avec le reste de la société. Au contraire, il souhaitait incarner la France dans sa diversité. C’était un mouvement qui témoignait d’une forme d’unité, de solidarité avec le reste de la population. Et d’ailleurs la population était en grande majorité solidaire des Gilets jaunes. Ce mouvement n’était pas anti-État, anti-tout. C’était un appel à l’État, à des réformes démocratiques, ce n’était pas un mouvement nihiliste.

Feat-Y : Dans Populisme et néolibéralisme, vous évoquez la concentration de l’activité industrielle vers l’Allemagne et l’Est de l’Europe en vous référant à la pensée de l’économiste Alfred Marshall. N’est-ce pas aussi une référence au concept d’économie géographique ?

D.C : Effectivement. Le prix Nobel d’économie Paul Krugman a réinventé l’économie géographique en reprenant les concepts de Marshall, c’est-à-dire les dynamiques d’agglomération. Ce n’est pas nouveau comme idée. J’ai préféré faire référence à Marshall car c’est lui qui, en premier, en a parlé. Mais l’économie géographique a survécu à Marshall et continue d’exister. Il s’agit d’une pensée économique qui vise à montrer la dynamique des territoires, à réhabiliter un peu le territoire par rapport à une pensée économique qui est très abstraite et qui résonne à partir de modèles. Krugman fait aussi des modèles, c’est bien pour cela qu’il a eu le Nobel. Mais il se montre davantage empirique. 

Feat-Y : Dans un des chapitres de votre livre, vous recensez les différents courants de pensée se prétendant du libéralisme ou du néolibéralisme. Quels sont les principaux points de convergence et de divergence entre ces courants, selon vous ?

D.C : Le libéralisme est un mot dans lequel on met beaucoup de choses, et souvent des choses contradictoires. J’en veux pour preuve le fait qu’outre-Atlantique le terme libéralisme renvoie à des idées de gauche alors qu’en France et ailleurs en Europe, on a tendance à penser que le libéralisme désigne une idéologie de droite.

Le libéralisme a toujours été un terme ambigu. Mon sentiment est qu’il s’agit avant tout d’une philosophie qui, à l’origine, vise à l’émancipation des individus. On trouve cette idée chez John Locke, un des grands penseurs du libéralisme anglais, mais également chez Jean-Jacques Rousseau et d’autres auteurs du siècle des Lumières qui considéraient que l’individu existe de manière indépendante, et qu’il ne doit pas être soumis à la collectivité, à des institutions qui le dépassent telle que la religion, l’État ou la famille. C’est, je pense, le cœur du libéralisme. Une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose car qu’est-ce que cela signifie, s’émanciper ? Ça ne veut pas forcément dire rompre tout lien avec l’État, la famille ou la religion, car un individu isolé ne peut pas vraiment être émancipé. Aussi le libéralisme exprime une forme de dualité qui oscille entre se détacher pour être libre, mais en même temps, se raccrocher pour exister. L’individu est un être social qui ne peut pas être totalement libre s’il n’est pas en relation avec les autres.

À partir de là, on a nécessairement différentes approches du libéralisme. Une approche conservatrice, concentrée sur les questions économiques, ce que j’appelle le libéralisme manchestérien, qui est inspiré des idées de Ricardo, mais aussi des physiocrates à qui il emprunte la maxime du « laissez-faire, laissez passer ». Ce libéralisme conservateur défend l’idée qu’il ne faut surtout pas que l’État intervienne dans l’économie et conçoit l’émancipation comme une absence de toute contrainte étatique, car il défend l’idée que les marchés produiraient une sorte « d’ordre naturel ». D’autres libéraux, notamment Adam Smith, expliquaient que l’individu ne peut pas être libre s’il n’y a pas un État régulateur qui peut, par exemple, créer des lois sociales qui permettent l’éducation des individus.

Ce qui est intéressant, c’est de voir que ce libéralisme, au départ émancipateur, qui est devenu conservateur, au 19e siècle, n’a pas fonctionné car il a buté face à d’importants problèmes de cohérence. Confronté à des crises, il a dû admettre que marché n’est pas une institution qui émerge spontanément, qu’il doit être régulé. Le néolibéralisme contemporain, que je détaille dans le livre, est une sorte de néo-manchesterisme qui vise à réparer le marché, à l’organiser par l’intermédiaire de l’État, de manière à ce que le marché puisse exister sans l’État, paradoxalement. C’est une philosophie un peu bancale qui inclut l’intervention de l’État dans la réparation et l’organisation du marché, mais qui l’exclut dans le fonctionnement au jour le jour du marché. Ce néolibéralisme, c’est l’idéologie qui a conquis le monde au 20e siècle et qui est à l’origine d’un ensemble de réformes qui se sont accélérées à partir de la fin des années 70.

Ce néolibéralisme diffère grandement du libéralisme de Smith. Ce qui est oublié, c’est le principe d’émancipation. On ne cherche pas à mettre l’État au service de l’émancipation de l’individu, mais au service du marché, ce qui changement complètement la donne par rapport aux objectifs originels de cette pensée.

Crédit photo Manon Decremps.

Feat-Y : Le courant néolibéral, dominateur depuis les années 1980, notamment au niveau académique, n’entraîne-t-il pas une certaine aliénation dans l’enseignement de l’économie, en raison de son approche simple, voire simpliste ?

D.C : Il convient de faire une petite distinction. Le néolibéralisme n’est pas une théorie économique et, de mon point de vue, il n’a pas conquis la sphère académique. C’est une autre pensée qui a conquis la sphère académique, la pensée néoclassique. Il ne faut pas les confondre.

La pensée néoclassique vise à concevoir le système économique, pas à préconiser des politiques économiques au sens strict. Là où il y a un lien avec le néolibéralisme c’est que l’évolution de la pensée économique fait qu’elle met aujourd’hui le marché au cœur de son analyse. La grosse différence entre la pensée néoclassique, qui née à la fin du 19e siècle, et la pensée de Smith, dite classique, c’est que chez Smith le cœur de l’analyse économique est la production et la répartition des richesses. Le marché est secondaire. Il devient prioritaire dans la pensée contemporaine de l’économie, qui cherche à imiter la mécanique, la physique et les sciences dures, en essayant de comprendre l’économie à partir d’un certain nombre de règles simples. C’est à ce moment qu’on va voir se généraliser les lois de l’offre et de la demande et l’usage des courbes. En changeant le focus, en passant de la science de l’abondance, de la production de richesses, à la science de la rareté, de l’allocation par le marché, on va justifier des politiques économiques néolibérales dont l’objectif est justement de faire fonctionner le marché.

On estime par exemple aujourd’hui que le problème du chômage se résume à un problème de marché du travail et que la question de la croissance n’est qu’une question d’allocation du capital. Autrement dit toutes les réflexions économiques peuvent être résolues par le marché. Quand on bascule dans une telle pensée économique on va logiquement finir par considérer que le but de l’État, est de faire fonctionner le marché. Mais ce n’est pas systématique. Il peut y avoir des néoclassiques qui ne sont pas des néolibéraux, ou qui ne se considèrent pas comme tels, parce que la pensée néoclassique est une conception de l’économie et que le néolibéralisme renvoie à des préconisations politiques.

Feat-Y : Dans votre livre, vous insistez sur le fait que populisme et néolibéralisme font la paire. Et dans le cas où une sortie du néolibéralisme se ferait, est-ce que le populisme emboîterait le pas ?

D.C : Pour moi, la seule manière de régler le problème du populisme serait de sortir du néolibéralisme. Les deux sont effectivement complémentaires, davantage qu’opposés. Le populisme et le néolibéralisme sont les deux faces d’une même médaille, dans le sens où le populisme se nourrit de la défiance des institutions et que cette défiance est le produit d’une pensée politique qui vise à restreindre le pouvoir et la capacité d’action des gouvernements. Cette défiance est directement la conséquence du sentiment de l’impuissance de l’État qui semble incapable de gérer une pandémie, mais également incapable de résoudre le problème du chômage et incapable de réindustrialiser le pays.

Cette incapacité de l’État est une incapacité organisée. Le néolibéralisme, une fois mis en œuvre, consiste à supprimer, un à un, les leviers d’action du pouvoir politique. Forcément, les gens finissent par se dire : « À quoi ça sert de voter, de faire confiance à des dirigeants qui se montrent incapables de résoudre nos problèmes ? » Le populisme vient de là. Une fois qu’on remet l’État au cœur de l’économie, qu’on réhabilite les outils d’intervention de l’État, les gouvernants peuvent agir et le sentiment d’impuissance disparaître. Mettre fin au néolibéralisme est indispensable pour mettre fin au populisme.

Feat-Y : Est-ce qu’une relocalisation de certaines activités industrielles, via des politiques protectionnistes, pourrait contribuer à mener à bien des politiques écologiques, selon vous ?

D.C : C’est absolument indispensable, pour plusieurs raisons. La première, c’est que moins les marchandises font de kilomètres, plus elles sont vertes. L’avantage du local, c’est qu’il consomme beaucoup moins d’énergie que lorsqu’il faut faire venir des marchandises de très loin, puisque le transport est l’un des secteurs qui produit le plus de gaz à effet de serre. Au-delà de ça, ce qui pose problème avec la mondialisation c’est l’organisation de concurrences de réglementations d’un pays à l’autre. Un pays qui va vouloir instaurer des normes écologiques va immédiatement se retrouver défavorisé dans la concurrence mondiale par rapport à celui qui n’en instaure pas. La mondialisation crée, par la concurrence qu’elle engendre, des incitations à ne pas mettre en avant des normes écologiques importantes.

La seule manière de rendre soutenables des normes écologiques dans un pays est de faire du protectionnisme. C’est-à-dire de mettre en place des droits de douane pour compenser l’écart de productivité qu’on a créé en rendant sa production plus verte et en instaurant un certain nombre de normes. Clairement, c’est un gros impensé de la pensée néolibérale car celle-ci a été conçue dans les années 30, à une époque où on ne pensait pas du tout aux questions écologiques. Par ailleurs, elle repose sur l’idée du libre-échange qui n’intègre aucune en pratique presque aucune norme sociale ou environnementale.

Il faut comprendre que si on veut retrouver une souveraineté politique, si l’on veut que le politique puisse agir sur l’économie dans le cadre d’un débat démocratique, alors il faut réguler les échanges avec le reste du monde pour que les décisions qu’on prend en interne, deviennent compatibles avec les effets de la concurrence mondiale.

Feat-Y : Face aux crises du néolibéralisme, notamment en ce début de 21e siècle, est-ce qu’une sortie de cette phase économique signifierait une sortie du capitalisme ?

D.C : Pas forcément. C’est vrai que je ne me prononce pas vraiment sur le capitalisme dans ce livre. Je ne définis pas le capitalisme et je ne cherche pas à le caractériser. D’ailleurs, il a été caractérisé de très nombreuses façons par divers auteurs. Je crois que le capitalisme est un système économique pluriel qui peut avoir différents aspects. On peut même considérer que l’URSS était une forme de capitalisme d’État, que le capitalisme du 17e siècle était marchand, que le capitalisme du 19e siècle était industriel, etc.

Concrètement, je n’ai pas voulu rentrer dans le détail du « est-ce qu’il faut sortir du capitalisme pour rompre avec le néolibéralisme ? » Mon sentiment est que ce n’est pas nécessaire. Concrètement, le néolibéralisme n’est qu’une forme d’organisation particulière du capitalisme. On peut déjà le remettre cause, sans forcément s’interroger sur la fin du capitalisme. Même si je vois, personnellement, d’un bon œil l’idée de dépasser le capitalisme, ce n’est pas mon sujet pour l’instant. Je laisse ces réflexions à d’autres ou pour plus tard.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

David Cayla est économiste à l’Université d’Angers, membre du collectif Les Économistes Atterrés. Il est l’auteur de Populisme et néolibéralisme et de L’économie du réel, tous deux parus aux éditions De Boeck Supérieur.

Les Economistes Atterrés : http://www.atterres.org/

Crédit Photos : Manon Decremps.