Mariana Royer et Célestin Nitkowski (Bio Stratège) : « j’espère que demain, nos initiatives auront contribué à l’essor de la bioéconomie locale »

Associer la forêt boréale québécoise et la forêt tropicale guyanaise, “voilà le défi lancé par Mariana Royer, fondatrice de Bio Stratège, et Célestin Nitkowski, Responsable au développement des affaires. Cette entreprise, ayant un bureau au Québec et un autre en Guyane, promeut l’éco-extraction du bois, son utilisation la plus large possible et la plus écologique qui soit en fonction des ressources forestières présentes sur ces deux territoires, à travers notamment la biomasse ; le tout avec une chaîne d’approvisionnement basée sur l’espace local. Interview.

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Feat-Y : Pouvez-vous présenter vos parcours respectifs ?

Mariana : Je quitte la Guyane à l’âge de 17 ans et j’entame des études supérieures à Toulouse en génie chimique, génie des procédés et procédés physico-chimiques. Puis, je décide d’effectuer une thèse de doctorat de retour sur ma terre natale en Guyane. Je découvre alors les propriétés exceptionnelles des bois amazoniens et le rôle que jouent certains composés chimiques du bois dans le système de défense et d’adaptation de l’arbre à son environnement. Après l’obtention de mon diplôme et d’une bourse académique, je repars cette fois-ci pour effectuer un post-doctorat de 2 ans au sein d’un centre de recherche sur le bois à l’Université Laval au Québec.  Je focalise alors mes projets de recherche sur la valorisation des coproduits forestiers (parties des arbres non utilisées par l’industrie forestière conventionnelle) pour la plupart sous-valorisés depuis plusieurs années. Je me lance alors en entrepreneuriat pour une industrie plus verte avec une première entreprise qui aura pour mission de contribuer à structurer cette filière et fournir des preuves de concept. Je fonde Les Laboratoires Bio ForeXtra dont la mission est le développement et la commercialisation d’extraits bioactifs 100% naturels éprouvés cliniquement pour leurs propriétés cosmétiques et issus du recyclage des écorces résiduelles de scieries québécoises. Ce modèle de chaîne de valeurs unique, de la scierie au marché de la cosmétique, connaît alors un franc succès auprès de cette industrie qui est à ce moment-là en plein virage vert. La start-up est rachetée, en octobre 2018 par une multinationale américaine spécialisée dans la distribution des ingrédients cosmétiques. Forte de cette première expérience internationale, je poursuis mes missions sur le déploiement de la filière des bioproduits canadiens avec la société conseil Bio Stratège inc. au Québec.  Mais je n’ai jamais cessé de penser à la Guyane et je travaille depuis mon doctorat avec des institutions et des partenaires locaux pour exporter ce modèle de réflexion autour de la mise en place de nouvelles filières de l’économie biosourcée, éthique et responsable en Guyane, bassin de la biodiversité française. En 2019, c’est donc tout naturellement que je me poursuis en créant Bio Stratège Guyane (BSG) et démarre l’implantation du tout premier laboratoire privé d’éco-extraction en Amazonie française. Il dispose aussi d’une partie contrôle qualité et formulation et a pour mission la valorisation des bioressources de Guyane via le développement et la mise en marché de bioproduits et le service aux entrepreneurs locaux. Le but est de développer et consolider l’expertise locale et une valeur ajoutée avec des retombées directes et mesurables pour le territoire.

Célestin : Alors en école d’Ingénieur Chimiste, j’ai rencontré Mariana en 2018 lors d’un stage au Québec chez Bio ForeXtra où j’ai tout de suite été séduit par la dynamique de la start-up et la démarche éco-responsable. J’ai travaillé dans la partie laboratoire pour extraire les actifs des écorces boréales mais j’ai aussi contribué à améliorer la traçabilité de la chaîne de valeur. J’ai aussi eu la chance de participer au contenu marketing innovant de l’entreprise. C’est cette approche pluridisciplinaire qui m’a convaincu. Un management humain et à l’écoute où chacun trouve sa place a vraiment fait de ce stage une expérience unique. Je suis ensuite retourné terminer mes études en France tout en restant en contact avec Mariana. A la suite du rachat de Bio ForeXtra, Mariana m’a rapidement proposé de travailler pour Bio Stratège en consultant externe pendant ma dernière année de cycle ingénieur. Et dès la fin de mes études, j’ai été embauché en tant que Responsable au développement des affaires. En effet, je suis resté en France métropolitaine pour faire le lien avec les industriels et les clients qui s’y trouvent, en plein cœur de la Cosmetic Valley. Je participe donc à de nombreux évènements et salons qui s’y déroulent. Le reste du temps je suis en télétravail, ce qui n’est pas un souci puisque l’on a été habitué à travailler comme ça avec Mariana. J’ai aussi la chance de pouvoir effectuer des déplacements en Guyane et au Québec pour mieux connaître le terrain et les ressources locales.   

Feat-Y : Quand avez-vous été convaincus de fonder votre entreprise et pour quelle finalité ?

Mariana : J’ai fondé Bio Stratège inc. quand je me suis rendu compte des propriétés chimiques et biologiques exceptionnelles des arbres, et du monde végétal en général, et d’un autre côté du gaspillage de la ressource naturelle qui était fait par l’industrie conventionnelle. L’industrie forestière québécoise avait pour habitude de se débarrasser des écorces issues du sciage du bois, en les enfouissant ce qui causait d’important problèmes écologiques. Un plan stratégique de diversification gouvernemental a permis de réorienter cette pratique et d’investir sur la production de l’énergie verte grâce à la cogénération, c’est-à-dire par la combustion des biomasses forestières constituées en grande partie des écorces. Mais le Québec est déjà très productif en énergies renouvelables notamment grâce à l’hydroélectricité et uniquement brûler ces écorces reste un énorme gâchis de leur richesse moléculaire. C’est après avoir faits ces constats et devant l’opportunité de pouvoir contribuer à une industrie plus verte que je décide de créer ma première start-up au Québec qui a permis la mise en opérations de la toute première chaîne de valeur, des écorces résiduelles de la scierie au marché de la cosmétique de luxe afin que les écorces, qui étaient considérées comme un déchet, deviennent une matière première hautement valorisable. Actuellement, nous travaillons au nord du Québec sur la phase industrielle d’implantation du modèle circulaire basé sur le recyclage des coproduits de l’industrie du bois via l’extraction de ses principes actifs avant la combustion pour la production d’énergie. Ainsi on crée un modèle intégré entre la scierie et l’usine de cogénération avec en plus la possibilité de bénéficier d’une énergie propre pour effectuer les procédés d’extraction des principes actifs. Aujourd’hui, avec Bio Stratège Guyane, je souhaite faire un retour d’expertise sur mon territoire en y implantant et en y déployant une plateforme de laboratoires ecotech entièrement dédiée à la valorisation de la biodiversité guyanaise qui permettra de générer de l’innovation et le développement de produits verts, écologiques et éthiques et de soutenir la filière avec des services au secteur des matières premières naturelles.  

Feat-Y : De nombreux projets écologiques sont portés par Bio Stratège, au Québec ou en Guyane. Quels sont ceux qui vous semblent majeurs aujourd’hui ?

Célestin : Aujourd’hui nous avons deux projets phares en Guyane :

  • NutramazonieTM : Développement d’ingrédients actifs naturels et écoresponsables d’Amazonie Française pour une application nutraceutique. La Guyane regorge d’une biodiversité exceptionnelle notamment de fruits variés aux propriétés nutritives d’intérêt. 

A partir de méthodes d’extraction vertes, il est possible de valoriser cette phytochimie pour faire profiter de ses propriétés dans des produits de santé naturels ou de consommation comme les compléments alimentaires. Pour preuve de concept, nous développons une boisson fonctionnelle pour les sportifs à partir d’une eau de source locale. Dans une approche durable, nous nous intéresserons aux coproduits des transformations agricoles ou des transformations agroalimentaires afin d’apporter de la valeur à la ressource locale et permettre la consolidation ou l’émergence de filières.

  • Ecophyto Guyane : Développement d’ingrédients pour les produits de biocontrôle obtenus à partir des coproduits forestiers selon un modèle d’économie circulaire. 

En effet, les arbres d’Amazonie sont extrêmement résistants à l’humidité et aux attaques extérieures d’insectes ou de termites. Ainsi, ils possèdent des molécules actives qui permettent de se défendre face à ces agressions environnementales. Leur potentiel moléculaire peut donc agir pour protéger des cultures ou stimuler les défenses naturelles d’espèces moins résistantes.

Au Québec, nous sommes associés au projet Nordext qui a pour objectif de construire une usine d’extraction de la biomasse agroforestière nordique selon le modèle d’économie circulaire intégré en amont de la combustion des écorces.  Les produits seront dédiés au marché des nutraceutiques, à l’alimentation animale et aux colorants naturels.

Cette plateforme d’extraction innovante devrait fonctionner grâce à l’apport énergétique de la combustion des résidus de l’extraction. C’est donc un modèle d’économie circulaire avec une approche zéro déchet unique en son genre ! 

Feat-Y : Comment voyez-vous votre place demain et votre rôle dans l’économie Green ?

Mariana : Nous souhaitons être des leaders dans l’économie verte et contribuer à influencer la mise en place de nouveaux modèles d’entreprise qui puisent leur force et leur pérennité dans une identité verte, éthique, responsable et humaine. Nous avons pour objectif de devenir un modèle incontournable d’innovation dans l’extraction et la valorisation du potentiel phytochimique des bioressources végétales pour l’Humain et dans la mise en œuvre de filières écologiques raisonnées qui ont un impact important en termes de retombées socio-économiques d’intérêt pour le développement local.  

Pour mon territoire, j’espère que demain, nos initiatives auront contribué à l’essor de la bioéconomie locale, de vocations chez nos jeunes et à la réappropriation de savoir-faire traditionnels d’excellence.

Feat-Y : La conjoncture actuelle va accélérer une restructuration de la production à l’échelle mondiale. La dimension « Nord-Sud » est-elle importante à vos yeux ?

Célestin : Nous ne réfléchissons pas vraiment selon l’axe « Nord-Sud » car nos projets sont tournés vers le développement d’expertise local et la création de chaînes de valeur proches de la ressource et aux retombées durables localement. C’est cette même approche que nous avons avec nos partenaires au Québec et parallèlement que nous déployons avec Bio Stratège en Guyane. Notre démarche se veut éco-socio responsable pour aider un territoire particulier. Ainsi, on parle souvent d’Amazonie Française car c’est une chance incroyable. La Guyane possède la plus grande forêt tropicale de l’Union Européenne. En France, on ne peut pas parler d’écologie si on ne s’intéresse pas à l’Outre-mer qui est notre plus grande réserve de biodiversité. Les ingrédients naturels que nous développons son donc « Made in France » avec une qualité et une traçabilité garantie, respectent les normes environnementales, permettent un soutien aux producteurs locaux et supportent le savoir-faire de notre territoire.

Mariana : La conjoncture actuelle nous rappelle que de mieux connaître et mieux utiliser les ressources locales pour la population locale est primordial. Des chaînes d’approvisionnement éthiques se mettent en place rapidement pendant la crise afin de répondre à la demande pressante de la population sur nos territoires d’Outre-mer isolés de l’hexagone. Pourquoi ne pas se servir de cette leçon d’humilité que nous donne le covid19 pour remettre en question la grande distribution, l’importation et la surconsommation de produits industrialisés à 10 000 km.

Feat-Y : Quels sont vos objectifs en 2020 et pour les années suivantes et comment pensez-vous vous financer ?

Mariana : Jusqu’en 2021, Bio Stratège Guyane est dans une phase d’incubation. Nos objectifs en 2020 sont de :

  • lancer les projets de recherche et développement sur les extraits de diverses espèces endogènes de Guyane française 
  • faire connaître l’offre de nos services au secteur des matières premières naturelles
  • lever les fonds nécessaires à notre développement 

La pandémie actuelle nous a forcé à nous adapter rapidement en nous servant des réseaux sociaux pour conscientiser le public aux propriétés des plantes locales. Nous avons donc pris l’initiative d’un blog pour la publication de fiches techniques synthétiques sur diverses plantes utilisées traditionnellement et dans le quotidien pour leurs vertus. Nous nous sommes rapidement mobilisés auprès d’autres industriels de Guyane pour coordonner la mise en place d’une chaîne de production industrielle locale de solution hydroalcoolique à destination des professionnels de santé guyanais. Ceci nous a fait réaliser le potentiel de l’industrie locale mais également noter ses potentielles faiblesses.

Notre financement actuel provient principalement de fonds propres, de prêts bancaires, de subventions publiques en soutien à l’innovation et de revenus issus de nos services d’expertise. Il sera nécessaire de lever des fonds pour la phase 2 du projet. 

Feat-Y : Si vous étiez un arbre, ce serait lequel ?

Mariana : le Wapa. Un arbre résistant d’Amazonie, le wapa est peu exploité malgré sa forte présence en forêt car il éclate à l’abattage. Impénétrable, il ne gonfle et ne pourri pas en contact avec l’eau du fait de sa composition chimique.

Célestin : L’épinette noire, Picea Mariana, au-delà de la proximité de son nom avec celui de Mariana, c’est un symbole de la forêt boréale du Québec. Lorsque l’on monte vers le Nord, il domine les paysages par sa taille, son envergure et son omniprésence. Mais surtout, il se démarque par sa résistance au climat nordique et ses températures extrêmes. Les différents individus sont en synergie les uns avec les autres, communiquent et s’entraident par des échanges via les mycorhizes sous la forêt.

Feat-Y : Si vous étiez un animal, lequel seriez-vous ?

Célestin : Le cerf est une espèce majestueuse que l’on retrouve à plusieurs endroits du globe. Pour les arbres et la végétation, il représente une menace. Mais c’est cette pression qui permet au végétal de s’endurcir et de développer des stratégies évolutives qui garantissent une richesse moléculaire. Paradoxalement, les bois du cerf ressemblent parfois aux branchages d’un arbre. Mais chaque année, les bois tombent et repoussent selon un cycle qui ressemble curieusement aux saisons. Cette croissance osseuse incroyablement rapide aurait de quoi rendre jaloux les arbres qui préfèrent prendre leur temps mais qui se consolident chaque année.

Feat-Y : Si vous étiez une œuvre littéraire, ce serait laquelle ?

Célestin : La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben qui explique bien la nature des arbres qu’on a longtemps relégué au dernier plan des êtres vivants. Ils sont en réalité dotés d’une intelligence exceptionnelle et doués de sens et de perceptions parfois plus complexes que les nôtres. Leur capacité d’échange et d’entraide nous amène à une réflexion sur nos propres sociétés et la manière dont on considère la nature. Ça n’est pas un ouvrage scientifique et les descriptions sont parfois un peu trop anthropomorphique mais ce livre se base sur des vraies recherches et a le mérite de changer notre regard sur les arbres.

Feat-Y : Si vous étiez une chanson, laquelle seriez-vous ?

Célestin : « The Miracle » de Queen car c’est une chanson d’un groupe incroyable et visionnaire qui s’émerveille devant les miracles de la nature et des créations humaines mais qui appelle à la paix sur Terre. Aujourd’hui, Queen chanterait probablement autour de l’écologie. Brian May, guitariste de Queen et astrophysicien a d’ailleurs appelé à un nouveau « Live Aid » pour lutter contre le changement climatique.

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

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