Par Florence-Laetitia

En quelques années, Shein est devenu le symbole d’une mode mondiale dopée à l’algorithme, à la rapidité et à l’oubli. Née discrètement en 2008 sous le nom de Shinside, cette plateforme chinoise aujourd’hui basée à Singapour s’est muée en titan du prêt-à-porter, pulvérisant les règles de l’industrie textile. À coups de collections éclairs, de production algorithmique et de livraisons express, elle a installé un modèle d’une efficacité redoutable. Et profondément toxique.

Production à la demande ou l’algorithme fait la loi

Chez Shein, il n’y a pas de saison. Il n’y a pas de stock, ou presque. Chaque jour, jusqu’à 50 000 nouveaux articles peuvent apparaître en ligne, dictés par une intelligence artificielle à l’écoute permanente des clics, scrolls et paniers abandonnés de ses utilisateurs. Le principe est simple : produire très peu, tester, et amplifier si la demande suit. La production, éclatée entre des milliers de petits fournisseurs chinois, est aussi éphémère que les désirs qu’elle cherche à satisfaire. C’est la fast fashion, version 2.0 : instantanée, fluide, hors-sol. Le produit devient flux. Le vêtement, un contenu parmi d’autres, pensé pour l’obsolescence émotionnelle.

Derrière l’écran, des vies broyées

Au cœur de cette machine invisible, une main-d’œuvre oubliée. À Guangzhou, Shein s’appuie sur un tissu d’ateliers informels nichés dans les villages urbains, ces anciens hameaux ruraux intégrés à la ville à la va-vite, devenus des zones grises de production. Là, entre des immeubles « poignée de main », si proches qu’on peut se serrer la main entre les fenêtres, des milliers d’ouvriers vivent et travaillent dans des conditions indignes. Ateliers clandestins, logements surpeuplés, normes de sécurité inexistantes, journées de plus de 12 heures… L’exploitation est la règle, la dignité l’exception.

Une enquête menée en 2025 avec China Labor Watch et relayée par ActionAid France révèle l’ampleur des abus : salaires dérisoires, discriminations sexistes, absence de contrat, intimidations. Derrière chaque t-shirt à 3 euros, une chaîne de souffrance banalisée.

Un modèle économique sans frein, ni filtre

Shein n’a pas seulement redéfini les standards de la mode rapide. Elle les a atomisés. Son modèle repose sur un cocktail explosif : ultra-réactivité, ultra-volume, ultra-connexion. L’entreprise expédie directement ses colis depuis la Chine en profitant des exemptions douanières en Europe pour les commandes de moins de 150 euros. Résultat : une marée de vêtements low cost qui inonde le marché.

Avec 5000 tonnes expédiées par avion chaque jour, Shein contribue massivement au dérèglement climatique. En 2024, l’entreprise a émis 26,2 millions de tonnes de CO2, soit 23 % de plus que l’année précédente. Si Shein était un pays, elle figurerait parmi les 100 plus gros pollueurs de la planète

Greenwashing et réalité maquillée

Face aux critiques, Shein déroule une stratégie de communication rodée. Elle prétend limiter le gaspillage grâce à son modèle agile. Elle s’affirme « hors fast fashion ». Elle promet de « réduire son empreinte ». Mais derrière les formules, les chiffres parlent d’eux-mêmes : 470 000 références disponibles en permanence, un volume de production qui écrase celui de H&M ou Zara, et des retours gratuits qui encouragent la surconsommation. Le vêtement Shein est conçu pour ne vivre qu’une poignée de jours. 75 % de sa clientèle admet ne porter ses achats qu’une dizaine de fois. Le produit est pensé pour être désiré, consommé, jeté.

Des régulations trop lentes face à une machine trop rapide

L’Union européenne et les États-Unis commencent à resserrer l’étau réglementaire. Mais ces mesures restent timides, souvent motivées par des considérations commerciales plus que sociales ou écologiques. Pendant ce temps, Shein adapte son discours, affine ses méthodes, et prépare une éventuelle entrée en Bourse. Mais la réalité demeure : Shein n’est pas une anomalie. Elle est l’expression ultime d’un système que nous avons laissé croître sans garde-fous. Elle révèle les failles d’un capitalisme numérique mondialisé où tout est sacrifiable, y compris les droits humains et l’habitabilité de la planète.

La force de Shein, c’est d’avoir compris notre époque : le désir immédiat, l’économie de l’attention, le mythe du toujours moins cher. Mais ce modèle a un coût que ni l’écran ni les algorithmes ne peuvent masquer. Il est urgent d’agir : réguler avec rigueur, protéger les travailleurs, redonner du sens à la production textile. Sans cela, Shein continuera de prospérer sur les ruines d’un secteur à bout de souffle. Et ce ne sera pas seulement la mode qui en paiera le prix. Ce sera nous tous