Dans les années 90, Emmanuelle Bekate voit sa vie de jeune femme basculer. Elle sera du jour au lendemain une partie intégrante d’un chiffre: 93 000 *.  Un chiffre qui n’exprime ni les maux, ni les vies brisées, ni la nécessité de se reconstruire. Un chiffre qui n’exprime pas non plus les sourires éteints de ces 93 000 femmes victimes chaque année de violences sexuelles. Avec le temps, Emmanuelle a transformé la résilience en alliée. Son processus de reconstruction, véritable parcours du combattant, la décide à transformer son expérience en planche de salut pour d’autres victimes. L’approche de son association, Isis Baila, est différente d’une thérapie classique. Les stages proposés avec 14 intervenants emmènent vers un processus de reconstruction permettant de connecter de nouveau l’esprit et le corps. L’association est actuellement en campagne sur zeste afin de rendre accessible ce processus de reconstruction au plus grand nombre. Interview.

 Feat-y: Le point de départ est votre histoire personnelle. Mais quel déclic vous a poussé à créer Isis Baila ? 

Emmanuelle Bekaté: En fait, l’association existe depuis 10 ans. Au départ, il ne s’agissait que de cours et de stages de danse pour adultes et enfants, avec parfois des interventions dans quelques écoles afin d’apprendre différentes danses du monde. Le premier pas, c’est réellement fait en 2015 lorsque j’ai décidé de créer un groupe de parole pour les personnes victimes de violences sexuelles. Depuis 3 ans, je collabore avec une psychologue clinicienne Jessica Fabié, au groupe de parole. Après une tentative d’ouvrir un LVA (lieu de vie et d’accueil) pour jeunes filles qui ont subi des violences sexuelles avec une équipe de 5 personnes, lors d’une réunion suite au refus d’agrément, Ingrid Lebeau qui fait partie du projet m’a donné l’idée des stages. Le projet s’est monté alors assez rapidement. 

Feat-y: Dans vos stages, le travail s’effectue sur le corps et l’esprit, Quels sont les résultats que vous avez pu observer par rapport à la voie classique via uniquement une psychothérapie?

 EB: Le projet est en fait un processus de reconstruction qui s’appelle Corps et âme. Pourquoi avoir choisi ces 2 mots? Toutes les personnes qui subissent des violences sexuelles ont en général une dissociation , une séparation entre leur corps et leur âme. L’objectif principal de ce processus va être de relier leur corps et leur âme. On ne peut dissocier les 2. Un travail thérapeutique est nécessaire mais il faut également se reconcilier avec son corps, son sexe, qui font partie intégrante de notre intérieur qui a été bafoué. 

Feat-y: La peur et la honte, sont les principales émotions ressenties par des victimes de viol, pensez vous que ce stage qui permet de se réapproprier son corps est le chemin plus rapide vers une guérison?

EB: Pour moi, il ne s’agit pas d’une guérison, le viol n’est pas une maladie. Il s’agit d’une reconstruction. Tout dépend de chaque histoire, ma reconstruction a duré 30 ans et elle n’est toujours pas achevée. En ce qui concerne les symptômes, il y a effectivement la peur, la honte auxquels j’ajouterai la culpabilité. L’idéal dans ce processus de reconstruction serait de faire tous les stages car il y a plusieurs étapes. Le premier stage permet une reconnexion avec la nature et l’extérieur. Ensuite la danse permet une ré-exploration de nos propres sensations. Puis ré-apprivoiser le toucher qui est le sens le plus compliqué, de mon point de vue, à se réapproprier. La suite permet de sentir son corps se réveiller, retrouver sa créativité, sa féminité, sa force et sa sexualité épanouie. Puis vient, pour clôturer, la phase d’acceptation de soi et peut être aussi de son histoire. 

Feat-y: Une victime de viol se manifeste dans certains cas trés tardivement.Avez vous des femmes de tout âge qui viennent vous voir ? 

EB: Pour le moment, il y a essentiellement des adultes qui viennent vers moi. Pour les jeunes filles, c’est compliqué. Il y a tous les âges représentés de 20 ans à 65 ans. 

Feat-y: A l’heure où la parole commence à se délier avec notamment le mouvement me too, observez vous un changement de mentalité en France marquée par l’après 68 , ou la perception du viol etait galavaudée? 

 EB: C’est en train d’évoluer mais très doucement. En revanche, cela va dans le bon sens. avec toutes les dénonciations, la honte est en train de changer de camp. C’est extraordinaire, pour les victimes. Je remarque que même sur les réseaux sociaux, les gens se rangent de plus en plus du côté des victimes. La parole se délie, ils risquent de tomber les uns après les autres. La justice cela dit doit changer également. Concernant mon histoire, la justice l’avait traitée de façon catastrophique, c’était dans les années 90. Je n’ai absolument pas été aidée par la justice. Jusqu’en 2015, ou j’ai fait appel à la justice restaurative. Ce sont des rencontres entre d’ anciennes victimes et d’anciens auteurs de viols. Et de mon point de vue, c’est bien plus juste que la justice habituelle. J’ai envie d’aider les autres personnes qui ont subi des violences sexuelles car je connais toutes les conséquences et tous les symptômes. C’est un besoin pour moi de leur venir en aide. Des hommes victimes nous ont demandé également, j’aimerai leur venir en aide mais l’approche se doit d’être différente et nous envisageons de créer des groupes spécifiques pour hommes victimes par la suite. 

Feat-y: Je souhaite terminer sur une note positive sur ce sujet tellement important. Que pouvez-vous dire à ces victimes qui n’osent pas parler ? 

 EB: Ce que je dis toujours aux jeunes femmes que j’accompagne. Les violences sexuelles subies nous détruisent, c’est vrai. Mais à partir du moment où on décide de se relever et de vivre, nous ne sommes plus des victimes, mais d’anciennes victimes. On a survécu au pire, nous devenons sur-humaines, des héroïnes. Il ne faut pas le perdre de vue. Il faut laisser la fierté prendre définitivement la place de la honte. Et ne jamais oublier cette maxime tellement juste: après la pluie, vient le beau temps. 

Interview by Atdl

Campagne de crowfunding Zeste:

https://www.zeste.coop/fr/isis-baila

*Source: https://www.interieur.gouv.fr/Actualites/Infos-pratiques/Si gnalement-des-violences-sexuelles-et-sexistes/Violences-se xuelles-et-sexistes-les-chiffres-cles